Par Michel Ferry, CDB instructeur Concorde.
Juillet 1986. C’est un challenge mondial que la Direction d’Air France me demande d’organiser en coopération avec les services commerciaux et techniques de la compagnie. II s’agit de la réalisation d’un projet que je devrai mener à bien en équipage choisi, départ en novembre. J’accepte cette mission avec un sentiment de grande responsabilité qui m’incombe et la notion de confiance que l’on m’accorde. A moi d’être à la hauteur de l’évènement et je vais m’y engager pleinement.
Voici l’objet de cette mission née d’un rêve fou d’une très importante association allemande fanatique de Concorde : un tour supersonique de la terre, d’est en ouest, avec arrêts touristiques de trois jours à chaque escale ! Rien moins que de transformer ce rêve en réalité ! Revenons donc sur terre et essayons de construire matériellement ce périple jamais encore tenté, mettant en œuvre la participation de trois directions de la compagnie, celles des Operations Aériennes, du Matériel, Commerciale et Financière. Représentant la première qui sera maitresse d’œuvre puisque réalisatrice finale, en vol, nous devons échafauder un parcours techniquement possible, en respectant les souhaits touristiques de nos cent futurs passagers.
Avec l’aide du Service Navigation calculant les routes survolant le plus possible les océans en supersonique, consommations, supports en escales et horaires, nous définissons un « petit tour » qui me parait assez sûr. Paris – New York – San Francisco – Honolulu – Papeete – Sydney – Djakarta (escale technique) – Bangkok – Colombo Sri Lanka – Barheïn (escale technique) – Paris. Dix-neuf jours de balade, le tout à Mach 2 sauf la traversée des Etats-Unis qui nous refusent l’accès de leurs couloirs militaires supersoniques. Thank you my friends ! Le départ de chaque escale est prévu tous les trois jours à midi locale, et donc, compte tenu du décalage vers l’ouest et de notre vitesse « super solaire », chaque arrivée aura lieu également à midi ou avant, nouvelle heure locale ! Nos passagers auront ainsi l’impression de ne pas perdre de temps pendant le voyage… qu’ils paieront en fait par un jour de récupération sur leur calendrier en traversant la ligne de changement de date entre Papeete et Sydney. Astucieux, mon cher Watson ?
Afin de « tenir » ce beau programme, à mon avis seulement réalisable à l’aide d’une assistance parfaite au sol, je « veux et j’exige » (à prononcer à Mach 2) deux équipes de mécaniciens, l’une à chaque départ, l’autre à chaque arrivée. Cette formule réclame donc le chevauchement de chaque équipe avec tout son matériel d’entretien et de dépannage éventuel et sa mise en place en quinconce d’une escale vers la deuxième suivante, soit par Compagnies régulières soit par cargos affrétés… Du saute-mouton, autrement dit. Mais là s’avère une exigence faisant exploser les machines à calculer des messieurs du commercial et du financier ! Je dus me battre pendant quinze jours pour faire admettre ce principe de rotations des mécanos en soutenant que pour une « première », il fallait « mettre le paquet », risquer de perdre de l’argent considéré en investissement pour d’autres tours éventuels à gagner. La décision fut finalement emportée en apprenant que dix autres « tours du monde » venaient d’être signés… en option, à condition que le premier soit réussi. Cela ne valait-il pas la peine d’être un peu dépensier ?
Nos passagers sont des personnes importantes, sans autre précision, qui voyageront sous de faux noms par sécurité… et nous devrons leur prodiguer d’autant plus d’attention (loin de nous une arrière-pensée commerciale…). Petite anecdote à ce sujet, joignant l’utile à l’agréable : embarquant à Paris en novembre, ces Dames seront certainement revêtues de fourrures épaisses qui ne leurs seront plus utiles après San Francisco, dans les escales chaudes du sud. Nous devrons donc transporter un poids inutile à décompter du poids du carburant maximum pour les longues étapes, environ 300 kilos. Je propose alors de stocker ces peaux de bêtes dans un container spécial à la fin de l’escale de San Francisco, lequel container serait acheminé directement à Paris et ces vêtements certainement coûteux présentés à leurs propriétaires par les hôtesses d’accueil dès notre retour à Roissy. En plus d’un allègement utile pour nous, ce « geste » serait sûrement apprécié par nos clients à très haute contribution. Là encore, pour un léger surcoût, il fallut encore se battre contre les grippe-sous.
Tout se mettait doucement en place et j’occupai le temps restant à lancer un nouveau stage de qualification à Toulouse. Entre deux séances de simulateur, je profitai de plusieurs New York pour mon entrainement personnel et mon plaisir… Et le mois de novembre, but de toutes nos réflexions, arriva très vite à ce rythme.
Petit changement de programme. Ayant suivi de près tous ces préparatifs et très alléché par leur réalisation que je devais mener en entier, Gérard, mon « associé » instructeur, vient me demander, sur la pointe des pieds, « si je ne pouvais pas lui laisser faire une étape ou deux… ». En effet, je comprends que dans l’éventualité où les options d’autres tours ne seraient pas transformées, je serais le seul à avoir profité de cette expérience unique. Dilemme !… Je m’étais tellement préparé à l’intégralité de ce circuit en « vivant » en pensée chaque étape, que sa demande me prend de court… A la réflexion, malgré le choix de la Compagnie, il serait injuste de me promener tout seul autour de la terre, alors que mon ami et moi faisons le même travail en possédant la même compétence. J’aurais peur de faire preuve de quelque égoïsme en refusant tout net de partager. C’est alors que je transforme mon projet en alliant, pourquoi pas ? Travail et plaisir, avec l’accord de ma Direction. Je propose donc de partager à égalité en organisant une relève d’équipage technique à Tahiti, agrémentant cette succession par des vacances polynésiennes, en passant… Cela s’arrange d’autant mieux quand l’organisateur allemand propose le dernier siège de cabine à nos épouses ! Banco ! Gérard et Geneviève partiront en passagers à Papeete huit jours avant nous, profitant du pays en nous attendant. Ayant préparé tout ce cirque, je préfère réaliser la première partie en la « rôdant ». Catherine a donc la chance de m’accompagner et nous retrouvons notre équipage dans le salon Concorde de Roissy en compagnie de tous nos passagers « anonymes » dont nous faisons enfin connaissance. Le Directeur General est venu nous présenter en une petite cérémonie très conviviale … mais nous avons hâte de monter à bord… où je me sens beaucoup mieux qu’en cérémonie officielle, écoutant des discours de circonstance. Il faudra pourtant que je m’y fasse en répondant aux nombreuses manifestations d’accueil qui nous sont promises.
Première escale à New York
Excellent comportement de notre bel Oiseau révisé à fond pour la circonstance. Cela est préférable car il ne reverra ses hangars d’entretien de Roissy que dans dix-huit jours et trente-cinq heures de vol. Nouvelle gageure technique, nos mécaniciens, munis de pièces de rechange courantes, ne disposant tout de même pas d’avion de réserve dans nos escales lointaines en cas de panne grave. Il faudra donc prouver que notre danseuse peut être fiable dans le temps. De cette preuve à apporter, nous devrons gérer notre stress alimenté par ce défi, car nous n’aurons pas le droit de déroger d’une minute au programme annoncé, sachant que nous sommes attendus par nos sympathiques détracteurs … et les dix options à confirmer après un retour gagnant.
Partis de Paris à midi, arrivés à New York à neuf heures trente locales, nos passagers (et nous) disposons de trois jours avant la prochaine étape, véritable début de la découverte vers l’Ouest pour notre Concorde. Délaissant le programme très chargé de visite et réceptions de nos hôtes, j’ai la chance de pouvoir joindre mon ancien copain de Luxeuil, Commandant à American Airways, en repos dans sa forêt sauvage. Souvenez-vous, nous nous sommes retrouvés « en l’air » par fréquence radio interposée, retrouvailles pleines de charme et de soudaineté pour le moins.
Fidèlement accompagné de mon épouse et « hôtesse unique », nous louons une voiture et remontons toute l’île de Long-Island qui porte bien son adjectif. Nous retrouvons, dans le dédale de chemins forestiers, mon vieil équipier chasseur et son épouse dans leur gîte en pleine forêt, au milieu de tous les animaux sauvages mais non craintifs. La maison est en verre et les biches curieuses viennent nous regarder à travers les vitres. Spectacle féerique et étonnant en réalisant cette vie sauvage et amicale à deux pas de la folie de New York.
En courrier régulier, nous ne restons en général que vingt-quatre heures à Manhattan. Aussi, à l’occasion de ce début de Tour, l’équipage s’estime très gâté d’y jouer aux touristes pendant trois jours et en profite largement. Nous retrouvant tous les soirs, chacun raconte ses expéditions, Empire State, Statue de la Liberté, tour de l’île en bateaux, Twin Towers, musées, French Quarter sur l’East River, toutes curiosités souvent connues mais parcourues naguère trop rapidement. À ce rythme de « toutous », notre luxe est de ne pas avoir de réveils fixés ni d’autres obligations dans une ville où nous avons l’habitude de courir entre deux vols…
Je ne peux cependant pas oublier notre programme et formule inconsciemment le prochain plan de vol jusqu’au Golden Gate, porte-symbole sur le Pacifique. Je surveille la météo sur tous les Etats-Unis car nous ne serons pas, pour ce vol à vitesse et altitude basses, à l’abri des perturbations et vents forts dont nous avons pris l’habitude de nous moquer à 60000 pieds, au-dessus de tout. Merci encore à l’US Army pour son refus de nous laisser emprunter ses voies supersoniques. Finalement, ce retour aux sources des vols conventionnels nous redonnera la notion du temps et la vision rapprochée des paysages survolés.
New York-San Francisco
Les grandes plaines centrales étant traversées par de méchants fronts, j’ai choisi de rejoindre le Pacifique par une route très sud, en ciel clair. Et nous voyons ainsi défiler à Mach 0.95 juste en dessous du mur sonique, les villes et états de Philadelphie, Washington, la Virginie et les monts Appalaches, Tennessee, Mississipi, l’Arkansas et Little Rock, le grand Texas et Dallas-Fort Worth, le Nouveau Mexique, le désert de l’Arizona et la ville de Phoenix, entrant enfin en Californie en franchissant le fleuve Colorado sortant tout juste du défilé du Grand Canyon. Nos passagers sont très intéressés par nos commentaires géographiques, agrémentés par quelques rappels historiques liés aux lieux survolés. Toute cette naturelle mise en scène étant offerte par le Syndicat d’Initiative Air France pendant la dégustation d’un déjeuner somptueux. Ayant bien révisé ma leçon, je passe beaucoup plus de temps « accroché » au public adress de cabine qu’au micro nous reliant aux contrôles… Même si nous sommes limités en vitesse, nous volons à quelque cent km/heure plus vite que les autres avions qui ne cessent d’être curieux à notre sujet, très intéressés par la flèche argentée qui les double. Les fréquences des contrôles successifs sont saturées de questions et réponses à tel point que les contrôleurs nous invitent à en changer afin de bavarder tranquillement avec nos amis Yankees. Laissant la conduite de la machine à mes amis copi et mécano, tout en y gardant une pupille discrète, je ne cesse de dialoguer avec les pilotes locaux, leur donnant tous renseignements techniques désirés. Nous mettrons près de cinq heures pour traverser les Etats-Unis à cette vitesse d’escargot alors que deux heures vingt auraient suffi en régime supersonique. Il est cependant consolant de pouvoir admirer le paysage de plus près, même si nos sièges inconfortables mettent nos lombaires à rude épreuve pendant un aussi long vol non prévu par le constructeur.
Et doucement, à ce rythme pour nous inhabituel, dans ce ciel absolument pur, nous butinons les balises marquant notre itinéraire sur le Sud américain. Dès l’arrivée sur l’Arizona, nous sommes étonnés d’entendre les contrôleurs nous demander si nos réserves en carburant seront confortables à l’arrivée à San Francisco. Même question bizarre de la part des californiens en arrivant dans leur zone mais nous en connaîtrons bientôt la raison très sympathique, nous réservant, sous leur contrôle, une visite de démonstration de toute la baie et de la ville de San Francisco.
Arrivée magique ! Aussitôt franchie la Sierra Nevada, les contrôleurs, dans un langage plus « copain » qu’officiel, me demandent si j’accepte de me laisser guider par radar à travers la Baie afin de mieux nous montrer aux habitants des deux rives, comme une princesse débarquant dans leurs Eaux… Ne voulant pas les priver d’un spectacle apparemment bien préparé et annoncé par la presse locale comme nous l’apprendrons plus tard en ville, nous répondons, pour notre plus grand plaisir, « affirmatif ! Nous nous remettons entre vos mains, emmenez-nous où vous voudrez, pas de problème de pétrole ! », gardant évidemment la responsabilité de la machine en cas de dérive… Nous passons sur la fréquence radar et commençons cette escapade « franciscaine » en descendant « sur ordre » à mille, puis à six cents pieds sur le sud de la Baie. À vitesse réduite, visière et nez baissés, nous obéissons aux caps successifs demandés, enjambant de justesse le pont suspendu de San Mateo. C’est en arrivant sur le pont d’Oakland, laissant la ville et tous les quais de San Francisco sur notre gauche, qu’il m’est demandé de prendre un cap plein ouest. Que découvrons-nous alors dans notre pare-brise ? La Porte du Pacifique, le fameux Golden Gate ! Pour rire, je demande à l’équipage si je dois passer dessus ou dessous… Mais je préfère prendre cent pieds de sécurité afin de ne pas semer la panique dans le trafic intense de ce pont qui tremble suffisamment sans Concorde au ras de ses câbles. Obéissant toujours aux ordres du radar que nous trouvons cependant un peu « gonflé », nous faisons demi-tour sur les eaux agitées de l’Océan et revenons droit sur la colline la plus haute de la ville, nous obligeant à dévier légèrement sur la gauche pour ne pas défoncer Nob Hill and Coït Tower ! D’après mon vieil ami Tom tenant ses bureaux à cet endroit, toutes ses secrétaires se sont précipitées aux fenêtres pour nous voir passer à leur hauteur !
N’étant pas acceptés sur l’aéroport de San Francisco, cause bruit, après un long éloignement à l’est, nous revenons nous poser sur le terrain d’Oakland, en face de la Grande Ville. Arrivés en bout de piste, en fin d’atterrissage, nous voyons quinze motards de la Police venus nous escorter jusqu’au parking, nous montrant le chemin en formation en V. Quel accueil ! Réception grandiose, interviews, télévision, tout ce qu’un américain de la Côte Ouest pouvait imaginer pour nous montrer sa sympathie.
Trois jours de fête et de promenades dans ma ville préférée de tous les États-Unis en compagnie de nos bons amis Liz et Tom. Cable Cabs utilisés comme des jouets à longueur de journées, bateau vers Alcatraz et le curieux petit port, un peu hippie et drogué de Sausalito, descente en lacets de la typique Lombard Street, tous ces plaisirs terminés par un régal de crabes sur les pilotis de Fisher Man’s Wharf. Nous habitons au dernier étage du Méridien d’où nous pouvons voir, au loin, notre Concorde se reposant de ce rare numéro de cirque, sur l’autre rive de la Baie. Hélas, au cours de la dernière nuit, à deux heures du matin, appel du chef d’escale m’annonçant un avis de bombe à bord de notre avion, jugé très sérieux par le FBI ! Excellent pour le stress ! Après auscultation complète de l’avion par le service de déminage, les gens de la sécurité, à demi rassurés, ordonnent de vider entièrement le chargement des soutes et des galleys. Travail harassant, exécuté par toute l’escale mobilisée et finalement… pour ne rien découvrir avant de tout recharger et reconditionner en hâte avant l’arrivée de nos passagers, tout joyeux de leur séjour et heureux de retrouver « leur » avion où ils se sentent maintenant « chez eux ». Et c’est avec un grand sourire ne reflétant pas la tension des dernières heures que l’équipage les accueille à la coupée. Nous ne leur dirons que plus tard toute l’agitation de cette nuit et de cette matinée, louant l’assistance et même le zèle des Américains ne voulant pas être les responsables du moindre retard de ce périple si bien commencé…
San Francisco – Honolulu
… Et bien continué en décollant d’Oakland, comme prévu, à midi « pile ! » Face à l’ouest, en montée directe vers soixante mille pieds et Honolulu. Encore un dernier cadeau des contrôleurs ayant « déblayé » le trafic pourtant intense dans ce secteur, afin de nous réserver un vol sans aucune restriction. Mach 2 retrouvé, nous ne mettons que deux heures pour enjamber cette partie du Pacifique et tout aussi bien accueillis par les « ukulélé boys ». Descente prématurée afin d’aborder l’île d’Oahu à basse altitude sur Diamond Rock et de voir défiler la côte sud, la ville d’Honolulu, sa plage célèbre de Waïkiki, puis amorcer un passage respectueux sur le triste mais redevenu majestueux Pearl Harbour avant une nouvelle réception grandiose sur International Airport, bordé par les eaux bleues de Keehi Lagoon.
Sur le parking, nous attend Madame le Consul de France venue spécialement saluer le premier Tour du Monde supersonique réalisé par des Français. Beaucoup de sympathie bon enfant, interviews radio et télévisés, démonstration de danses locales par une troupe hawaïenne connue, mais le plus gâté est notre Concorde dont le long nez éberlué se voit revêtu d’une grande couronne de fleurs en long pendentif.
En aparté, Monsieur et Madame X (consul), propriétaires du Royal Hawaïan Hôtel, nous convient, Catherine et moi seuls, à dîner le soir même dans leur résidence. Je suis très ennuyé en les remerciant vivement tout en déclinant très impoliment cette invitation au motif qu’il n’est pas dans nos habitudes de nous séparer de notre équipage… Bref silence, précédant la même invitation pour tout l’équipage, revirement très sympathique que je n’avais pourtant pas souhaité en faisant cette remarque quelque peu irrévérencieuse Mais, sans faire de paternalisme, un responsable ne peut profiter seul d’un tel honneur sans son équipage déjà très soudé. Une table magnifique, dressée sous la paillote, nous accueillit et la soirée, accompagnés de nos hôtes, bercés par une douce brise et cette fameuse et langoureuse mélodie hawaïenne, fut un délice. À peine remis de nos émotions et réceptions de la veille, nous louons une voiture pour faire le tour de l’île et surtout ne pas manquer le spectacle des grandes marées sur la côte nord où, de tradition, les surfeurs suicidaires affrontent les vagues les plus énormes. Déception ! Arrivés sur cette fameuse Sunset Beach, nous découvrons une mer plate. Aucune vague ni houle et encore moins de surfs à l’horizon, là où doivent se tenir dans huit jours les championnats du monde. De dépit, nous renonçons à compléter le tour de l’île et rentrons directement en ville par le long tunnel aboutissant à Pearl Harbour.
Nos Passagers louent des hélicoptères et vont visiter les autres îles, Kauai au nord, la sauvage Molokai et la grande île d’Hawaii, capitale Hilo au sud, ses volcans en activité permanente, crachant leurs laves incandescentes jusque dans l’océan. Pour nous, un peu de décontraction et même de décompression avant la longue étape vers Tahiti, en plein océan, direction plein sud d’un hémisphère à l’autre, sans possibilité de dégagement en cours de route. Révisant encore le prochain plan de vol, calculs de carburant remplissant les treize réservoirs à la limite du débordement, évaluant le demi-tour possible en cas de panne et surtout le trajet de vingt minutes au milieu du vol où aucun dégagement ne sera possible sauf une piste en terre, très courte et d’extrême urgence, sur l’île Kuritimati inhabitée, archipel des Christmas, je me sens soudain très fatigué et pris de nausées. Notre médecin accompagnateur vient aussitôt me rassurer, sort de sa trousse une seringue énorme et m’envoie dans les veines toute sa réserve de « liquide » reconstituant en me disant : « Avec cette dose pour un cheval adulte, tu tiendras encore au moins trois jours… ! » Effectivement, le matin du départ, toujours fixé à midi, la forme olympique est revenue et nous recevons en un dernier rendez-vous notre cher Consul, très curieuse de détails techniques. Elle me demande en outre de faire un passage bas sur Waikiki-Beach après notre décollage, ayant « arrangé » cette possibilité avec le patron du Contrôle et les « Autorités » …
Honolulu – Tahiti
Midi, cela devient une heureuse habitude, nous décollons face à la ville et, couverts par cette autorisation « d’en Haut », déboulons sur Waikiki pour un dernier au revoir, procurant quelque souffle additionnel aux surfeurs… Mais fini de jouer, les choses sérieuses commencent. Virage rapide au cap sud, toute la puissance disponible affichée afin d’accrocher le plus vite possible l’altitude maximum de soixante mille pieds où nous consommerons moins (tout est relatif) en volant plus vite. De l’eau à gauche, à droite, aucune île en vue, le désert liquide partout ! En croisière tout en haut, nous apercevons devant nous les gros nuages du front intertropical dont nous n’avions encore jamais vu des têtes de cumulonimbus aussi hautes, nous obligeant à slalomer entre elles. Nous sommes également surpris par la température très basse rencontrée bien au-dessus de la tropopause. Moins 83°C ! Engloutissant cet air extrêmement froid et ne pouvant supporter davantage de ces tonnes de gaz très dense, nos réacteurs obligent les auto-manettes à réduire presque au ralenti pour ne pas dépasser la vitesse autorisée. C’est presque le mouvement perpétuel réinventé. Les miles et les miles défilent sur les centrales à inertie et la mauvaise zone d’incertitude est enfin franchie avec soulagement.
Cinq mille kilomètres, deux heures cinquante de vol. Une balle de fusil à six cents mètres par seconde ne serait pas allée plus vite. Boum ! C’est le bruit que nous répandons en descente, repassant à l’envers le « mur du son » sur la petite île au nord de Papeete appartenant à un acteur américain bien connu. Il faut bien annoncer notre arrivée ! Un passage à vitesse lente sur la piste de Faaa construite en partie sur le lagon, petit éloignement vers Moorea et nous posons enfin notre Concorde à Papeete. C’est une première qui submerge l’aéroport et ses terrasses d’une foule de curieux … Et la fête commence ! Accueil de gentilles vahinés nous engloutissant sous les colliers de tiaré, décorant également Sa Majesté Concorde qui en danserait de joie d’avoir tenu son pari jusqu’ici. Traversant cette foule en liesse, nous arrivons à l’hôtel Maeva et je commence à me détendre dans cette suite faisant face à l’île de Moorea, à l’heure d’un magique coucher de soleil. La première partie de ce « tour » est terminée et je passe le flambeau à mon ami Gérard. Nous participons ensemble à une soirée inoubliable de danses, tamourés et mélopées ensorcelantes sous un ciel merveilleusement étoilé. Je suis heureux du « travail » accompli, du pari tenu à la minute près et fait confiance à Gérard et son équipage pour ramener notre beau coursier à Paris par Sydney et Bangkok.
Cette dernière escale « pour moi », marquant la bonne réalisation de six mois de préparation et de casse-tête, est retransmise en boucle par la télévision locale qui nous offre l’occasion de retrouver de très vieux amis perdus de vue mais non oubliés depuis nos escapades à La Réunion. Regardant les festivités « à la télé », dans leur domaine perché surplombant le lagon, Solange et Jacques me reconnaissent soudain dans la lucarne magique et m’appellent aussitôt. En plein tamouré endiablé, « le commandant Ferry est demandé au téléphone » « Michel ! Catherine ! Quelles heureuses retrouvailles ! » Prévues se concrétiser seulement dans huit jours à notre retour de Moorea, mais Catherine et moi nous en réjouissons à l’avance.
Car, ayant aussi (bien) organisé notre décontraction en Polynésie que le périple aérien lui-même, le Club Med de l’île sœur nous réservait ses délices. Et trois jours plus tard, c’est en pleine activité onirique, nus sur une plage déserte sous les cocotiers, que nous fûmes réveillés « à midi » par un grondement sourd porté par l’alizé depuis Faaa… Le premier Tour du Monde en Concorde continuait… sans moi, mais la légère nostalgie était vite effacée par la pleine confiance que j’accordais à mes amis de l’équipage suivant et je me rendormis.
Michel Ferry
Extrait de son livre Mowgli « Une vie en l’air pour mes petits-enfants curieux »