Le conditionnement d’air de Concorde se prépare à Hatfield

Par Jacques MORISSET, article publié dans la Revue Air et Cosmos, n° 103 du 30 avril 1965

Bien peu de journalistes avaient une idée claire des problèmes que peut poser le système de conditionnement d’air prévu sur Concorde ; aussi la visite organisée le 21 avril à Hatfield grâce à l’Association des Journalistes professionnels de l’Aéronautique et de l’Astronautique, à Hawker-Siddeley Limited et à la B.E.A. s’est-elle révélée fort intéressante pour les quelque trente-cinq journalistes spécialisés qui avaient accepté d’y participer, et sont revenus ravis du voyage, de la cordialité de nos amis britanniques, et de la gentillesse avec laquelle toutes les explications nécessaires (parfois ardues) leur furent fournies.

C’est M. H.W. Graves, ingénieur en chef des études portant sur le conditionnement d’air de Hawker Siddeley Dynamics, qui exposa lui-même le problème ; à l’altitude et à la vitesse auxquelles évoluera Concorde (soit 18 à 20000 m et 2 200 km/h), la température de l’air extérieur sera d’environ -56°C ; mais s’il était capté directement, sa température s’élèverait considérablement puisque son ralentisse­ment s’accompagnerait nécessairement d’un réchauf­fement, correspondant à la transformation de l’éner­gie cinétique en énergie calorifique.

Ce phénomène est le même que celui qui provoque, au droit du bord d’attaque de la voilure, par exemple, l’élévation de température bien connue des aérodynamiciens. La  température d’arrêt correspondant aux condi­tions de vol indiquées est de l’ordre de 150°C.

Techniquement, il serait possible de capter direc­tement l’air nécessaire à l’alimentation de la cabine, en un point quelconque de l’avion, de le refroidir par un système réfrigérant, puis de l’injecter à bonne température à l’intérieur de l’avion. En fait, un tel système ne serait pas très facile à contrôler, et de plus ne permettrait pas de résoudre simplement le problème de l’élimination de l’ozone, dont la pro­portion aux très hautes altitudes est toxique pour l’organisme humain. D’autre part, il exigerait une dépense d’énergie très importante car il ne permet­trait pas d’utiliser les sources froides qui peuvent, paradoxalement, être constituées par le carbu­rant contenu dans les réservoirs (porté à plus de 80°C en fin de vol) et l’air prélevé à l’extérieur directement, et porté par conséquent à plus de 150°C, comme nous l’avons vu.

Sur Concorde, on prélève donc l’air chaud (600°C) provenant des compresseurs des réacteurs. Ce point mérite une explication préalable : il peut paraître aberrant de refroidir de l’air en commen­çant par le réchauffer ; c’est, pourtant, ce que font chaque jour des instruments aussi répandus que les réfrigérateurs à compression, qui comme chacun le sait, fabriquent du froid en rayonnant de la cha­leur.

Le mécanisme thermodynamique est, en gros, le suivant : pour refroidir un fluide, il faut évidemment disposer d’une source froide, à laquelle ce fluide cède des calories par l’intermédiaire d’un radiateur, ou échangeur ; il doit donc être lui-même à une température supérieure à celle de cette source froide, et, bien entendu, plus l’écart de température est im­portant, et plus l’échange de calories est important.

Or cette température élevée s’obtient simplement en comprimant le fluide, c’est-à-dire en lui fournis­sant de l’énergie sous forme d’accroissement de pression ; à la sortie de l’échangeur, le fluide se retrouve refroidi, à une température restant évi­demment encore supérieure à celle de la source froide, mais toujours sous pression élevée (aux per­tes de charge près) ; il suffit alors de le détendre (c’est-à-dire de le laisser se décomprimer) pour re­trouver, finalement, un fluide à une pression rede­venue normale mais plus froid qu’à l’entrée du sys­tème ; par un phénomène inverse de celui qui préside à réchauffement par compression, un fluide qui se détend se refroidit en effet.

Or pour détendre un fluide, un moyen simple est de le faire passer sur une turbine : celle-ci, bien entendu, peut entraîner le compresseur… finalement, on récupère une bonne partie de l’énergie dépensée sur le compresseur, la différence étant représentée par les pertes de charge dans le circuit (frottement de l’air sur les parois, imperfections de l’écoulement, etc…) et par les pertes dues au rendement, inférieur à 100 % , du compresseur et de la turbine. Il faut donc fournir quand même de l’énergie au système, tout au moins s’il fonctionne en circuit fermé ; mais précisément, sur Concorde, il s’agit d’un système ouvert, puisque l’air est prélevé à la sortie des compresseurs des réacteurs de propulsion (il a alors acquis une énergie importante), et rejeté en fin de compte à l’extérieur : l’air de la cabine est renouvelé entièrement toutes les deux minutes.

Le schéma, apparemment compliqué, du système de refroidissement de l’air de Concorde s’expli­que donc par la nécessité d’utiliser comme source froide, des fluides qui sont eux- mêmes à température élevée (air prélevé à l’exté­rieur et carburant) ; la longueur du vol (2 à 3 heures) exclut tout possibilité d’utiliser des réserves de froid constituées par exemple, selon le principe de la glacière, par une certaine quantité de matière à forte capacité calorifique et à grande chaleur de fusion, préalablement stockée à basse température. Pour la même raison, les procédés chimiques (réac­tions endothermiques) sont également exclus. Par contre, les turboréacteurs constituent des sources d’énergie commodes et économiques.

Ce principe admis, voici maintenant comment son application est matérialisée sur  Concorde.

Le prélèvement d’air s’effectue au dernier étage des compresseurs haute-pression des Olympus 593 D. L’air est alors à 600°C et forte pression (pra­tiquement l’ozone est déjà entièrement détruit par dissociation, c’est-à-dire reconverti en oxygène), et traverse un échangeur primaire en acier dont le fluide de refroidissement est de l’air prélevé à l’extérieur et se trouvant donc à 150°C. L’air du sys­tème de conditionnement sort de cet échangeur à 200°C et sous une pression de 4 atmosphères. Il est alors comprimé par l’étage compresseur du groupe turbo réfrigérateur, et sort à 310°C environ et 10 atmosphères, passe dans un deuxième échan­geur à air et en ressort à 200°C, puis dans un troisième échangeur, qui utilise, lui, le carburant des réservoirs comme fluide de refroidissement ; l’air en sort à 90/100°C, et se détend enfin dans la tur­bine du groupe turbo réfrigérateur : il en sort à pres­sion faible et à -25°C.

Un circuit assez complexe amène alors dans la cabine, par le biais d’un circuit d’alimentation où il est d’ailleurs conditionné par apport d’air chaud pré­levé directement à la sortie de l’échangeur primaire ; au passage, il assure également le refroidissement des parois internes de la cabine, grâce à une circulation permanente entre la peau externe (échauffée par le frottement de l’air) et la paroi interne. Finalement, 1,25 kg/sec environ d’air frais est amené à la cabine à une température voisine de O°C et, comme l’indiquent les vérifications effec­tuées sur une maquette thermique par la B.A.C. et l’Etablissement de recherches de Farnborough, le niveau requis de confort de 24°C est assuré au niveau des passagers.

Mais ce n’est pas tout, l’air conditionné de la cabine est, lors de son évacuation, encore utilisé pour refroidir les parois ; puis il assure, après mé­lange éventuel avec de l’air frais, le refroidissement des parois des soutes, des racks radio et des compartiments du train d’atterrissage (sans cette précaution, les pneumatiques seraient rapidement détériorés). Les valves d’évacuation sont contrôlées par un système électropneumatique qui permet d’ob­tenir la pression de cabine voulue.

Précisons enfin que le système de conditionne­ment est triple, le premier système alimente essen­tiellement le poste de pilotage, le second la cabine avant et le troisième la cabine arrière. Chaque sys­tème est monté dans un fuseau réacteur. En cas de panne d’un seul système, il sera possible de pour­suivre le vol à Mach 2 normalement ; en cas de panne de deux systèmes, le vol pourra toujours se terminer en régime subsonique, en toute sécurité puisque le rayon d’action de Concorde est à peu près le même en vol subsonique et en vol supersonique.

Telles sont les grandes lignes du système de conditionnement d’air de Concorde. Les essais sur banc des premiers éléments commenceront à Hatfield dès la fin de cette année et l’ensemble de l’équipement sera essayé fin 1966 sur la maquette thermique actuellement en préparation à Toulouse chez Sud-Aviation.