Et le nez de Concorde bascula !

Par Marcel Guillon

Ingénieur d’étude et de développement de 1947 à 1985 dans les sociétés Turboméca, Leduc et Air Equipement.

Spécialiste reconnu de l’hydraulique et de l’électrohydraulique Marcel Guillon a relaté le demi siècle d’activité professionnelle qu’il a vécu dans un livre intitulé « Et le nez de Concorde bascula » paru en mars 2000.  Ce livre permet de juger ce que l’aéronautique française doit à l’engagement des ingénieurs d’étude et de développement d’après guerre.
C’est grâce à Marcel Guillon qu’Air Equipement remporte les contrats des vérins d’entrée d’air et du mécanisme de rétraction du nez de Concorde. Quelques idées audacieuses comme les vis à galets ont fait la différence.
Dans son livre, Marcel Guillon relate l’histoire de la « pince de verrouillage » dont la sécurité de fonctionnement était vitale pour Concorde.

La plus belle aventure de ma carrière fut celle du vérin de basculement de nez de Concorde. La forme pointue, effilée du nez de Concorde est indispensable pour assurer à l’avion, en vol supersonique, une pénétration dans l’air acceptable, sans freinage excessif – les aérodynamiciens disent « trainée ». Mais la visibilité du pilote est alors quasi nulle vers l’avant. C’est pourquoi, pour le décollage et l’atterrissage qui se font à des vitesses largement subsoniques, donc sans contraintes aérodynamiques comparables, il avait été décidé de « casser » vers le bas, de « basculer » le nez de l’appareil.

Le mécanisme chargé de l’opération devait présenter une fiabilité exceptionnelle car un basculement intempestif en vol supersonique aurait entraîné la perte certaine de l’avion. Le vérin et l’alimentation hydraulique devaient être doublés et des dispositifs mécaniques prévus pour maintenir le nez en position haute en cas de défaillance hydraulique totale. Dessiné aujourd’hui, Concorde serait sans doute équipé d’un système optique (télévision ?) permettant d’éviter le complexe basculement du nez.

Nous avions remporté ce contrat avec un projet faisant appel à une vis à galets. L’ingénieur anglais responsable, Fisher, est un vieil homme délicieux, mais il a une curieuse conception de son rôle. Il passe des jours, des semaines dans notre bureau d’études. On peut dire qu’il tient le crayon de notre projeteur ; il nous impose jusque dans le moindre détail ses conceptions mécaniques sophistiquées. Nous n’avons pas l’habitude de ce genre de collaboration et restons beaucoup trop timides. Le dessin est terminé, le prototype est construit, nous passons de longues journées à sa mise au point.

Un matin, il est à peine sept heures, nous sommes au travail car nous mettons les bouchées doubles. La porte du laboratoire s’ouvre pour notre vice-président Henri Hutin qui vient assister aux essais : « ça marche ? oui, monsieur le Président, ça marche bien. Alors vous êtes satisfait ? non, monsieur, car je n’aime pas le principe que nous a imposé monsieur Fisher et je crains toujours l’apparition d’une panne très grave, la chute incontrôlée du nez, si un certain coefficient de frottement diminuait par trop mais je dois avouer que, malgré tous mes efforts, je n’ai rien décelé. Lui avez-vous exprimé vos craintes ? bien sûr, à plusieurs reprises. Par écrit ? ma foi non, seulement oralement. Eh bien, préparez moi, dès aujourd’hui, une lettre que je signerai et enverrai à la direction de BAC. »

Les essais se terminent sans encombre. Le matériel est expédié en Angleterre pour expérimentation sur le banc général. Nous partons en vacances. Je suis depuis quelques jours dans ma ferme de Sologne lorsqu’un jeudi matin, je reçois un télégramme comminatoire de Bristol. La panne redoutée est apparue, fugitive certes, mais réelle et enregistrée. Elle inquiète fort les ingénieurs anglais. Je suis le lendemain vendredi sur le banc de la BAC (British Aircraft Corporation). Nous multiplions les essais, le fonctionnement est parfait. Le banc va fermer pour le week-end. Nous négocions avec les syndicats une heure de travail supplémentaire, accordée. Et pendant cette heure, la panne se reproduit, une chute … incontrôlée du nez de quelques degrés, un danger vital en vol supersonique, ce que je craignais depuis des mois !

Je suis convoqué chez le directeur technique de la BAC. Solennellement il m’annonce que, devant cette défaillance inadmissible, nous devons reprendre l’étude à zéro, sur un tout autre principe à définir, sans vis à billes ni à galets. Le délai accordé pour la mise au banc du prototype est de cent jours, alors que la durée normale d’un tel travail est de l’ordre de 18 mois … et cela aux frais de ma société bien entendu. Alors, je sors de ma poche la photocopie de la fameuse lettre envoyée quelques mois avant par notre vice-président. Mon interlocuteur la lit, la relit, me la rend avec un seul commentaire : « Excusez moi, vous reprenez l’étude à nos frais. »

Le délicieux Fisher terminera sa carrière comme professeur à l’université de Bath. Et je rentre en France habité par une farouche volonté de gagner ce pari fou. Ma direction décide de m’en donner les moyens et je peux constituer un commando à effectif variable en fonction des besoins, quelques dessinateurs, un agent des méthodes puis des ouvriers choisis parmi les meilleurs. Des machines-outils sont même immobilisées en attente de nos dessins. Je donne aux projeteurs des consignes précises : pas de corps forgés ni matricés, pas de pièces à long cycle de fabrication, pas de formes dangereuses où se concentrent les contraintes. En cas d’hésitation, accepter de petites concessions sur le poids et, s’il faut imaginer la possibilité de retouches, qu’elles soient toutes réalisables par enlèvement de matière. De temps en temps, je vais informer Bristol de l’avancement de l’étude.

J’y ai un jour un grave litige. Pour retenir le nez en vol après coupure de l’alimentation hydraulique, j’ai prévu une pince de verrouillage cylindrique à linguets flexibles du type de celles utilisées sur certains tours. Mon projet horrifie les Anglais. Ce genre de pince est proscrit chez eux depuis que la rupture de l’une d’elles a entraîné la perte d’un avion. Je connaissais l’incident et ne m’étais résolu à ce choix qu’après avoir éliminé, pour les meilleures raisons du monde, toutes les autres possibilités que j’avais pu imaginer. La situation est bloquée. Je demande à mes hôtes de me montrer le dessin de leur pince criminelle. Sur un coin de table, je fais le calcul des contraintes qui lui sont appliquées. Dans la zone critique, elles sont énormes, plus de 90 kg/mm2. Alors, avec toute la solennité dont je suis capable, je les félicite pour la qualité de leur métallurgie. « En France, ce n’est pas un avion qu’on aurait perdu si on avait fabriqué et monté cette pince, mais la totalité de la flotte. » La discussion est reprise. J’arrache l’autorisation de poursuivre mon projet, mais contre des promesses précises : ne dépasser en aucun point de ma pièce une contrainte égale à la moitié de celle subie par la pince anglaise, plus précisément : 40 kg/mm2, la soumettre à quelques millions de verrouillages et déverrouillages, 10% de ces derniers sous charge, beaucoup plus que Concorde n’en subirait en mille ans !

La pince de verrouillage cylindrique à linguets flexibles

Jamais de ma vie je n’ai dessiné une pièce apparemment aussi simple avec autant d’application, j’allais dire avec autant d’amour, pesant chaque cote, chaque rayon, chaque chanfrein, chaque variation de section. Elle a parfaitement fonctionné et continué, sans même se rayer, au cours des déverrouillages sous charge. Et j’ai la faiblesse de la trouver belle !

C’est demain veille de Noël, l’échéance des 100 jours octroyés. Je téléphone à Maurice Laceby, le nouveau responsable anglais du nez, pour l’inviter à venir à Asnières assister aux essais et boire une coupe de champagne. Il m’accuse de vouloir lui gâcher son Christmas. Il est incrédule. Mais j’insiste et il nous rejoint. À peine effectuées quelques manœuvres, il se précipite vers moi pour m’embrasser à la Khrouchtchev alors que Le Bihan, notre chef d’atelier, qui est sur le point de partir en retraite et a magnifiquement coordonné cette course contre la montre que fut la fabrication du nouveau vérin, pleure à grosses larmes dans sa coupe.

Et le nez de Concorde bascula. Et le nez de Concorde bascule sans défaillance depuis un quart de siècle [article publié en mars 2000 ndlr].

Ce souvenir est l’un des plus forts de ma carrière.

MG

Article reproduit avec l’aimable autorisation de Monsieur François Guillon.