Article publié dans la Revue Air et Cosmos, n° 116 du 4 septembre 1965
Une très intéressante conférence a été prononcée récemment à Londres par M. Jakimiuk, Directeur des Ventes de Sud-Aviation, sur le thème de la « Coopération dans l’industrie aérospatiale européenne ». Le problème de Concorde était au centre de ce thème, et la franchise avec laquelle M. Jakimiuk l’a abordé ne pouvait que rehausser l’intérêt suscité par sa conférence.
Les critiques épisodiques dont est l’objet l’avion de transport supersonique franco-britannique nous incitent à en reproduire certains passages.
Concorde sera le premier exemple d’un projet important pris depuis le début par une équipe mixte.
Malgré les difficultés de langue, d’unités de mesure et de normes, le rendement global déjà obtenu est au moins aussi bon que dans le cas d’un projet réalisé par une équipe constituée à partir de deux ou plusieurs organisations d’un même pays. Les inconvénients cités sont largement compensés par des contreparties positives résultant de l’application de deux techniques différentes à la résolution d’un même problème.
Pour ceux qui sont familiers avec les théories des civilisations d’Arnold Toynby on peut dire que le principe de « relever le défi » s’applique au cas considéré.
L’utilisation de deux méthodes différentes pour résoudre un problème donné peut permettre de trouver une troisième méthode dans laquelle les inconvénients des deux premières sont éliminés et qui présente des avantages nouveaux apparaissant au cours de la superposition des deux méthodes.
Les discussions résultent de la nature des problèmes et non de la nationalité des interlocuteurs. La confrontation des idées conduit à un enrichissement certain, car l’expérience consiste surtout à savoir ce qu’il ne faut pas faire, de sorte que l’addition des données françaises et anglaises aura permis de diminuer considérablement les futurs aléas.
Pour éviter une collaboration se limitant à des circuits de papiers et assurer une efficacité maximum dans la conduite du projet, l’organisation industrielle a été établie comme s’il s’agissait d’une société unique. Les fonctions ont été précisées en descendant dans le détail et en indiquant sans ambiguïté possible :
- qui fait quoi,
- qui est responsable devant qui, les responsabilités étant exercées par des personnes appartenant à l’une ou l’autre société.
Au lieu d’avoir une seule pyramide à base forcément trop large, on a obtenu ainsi deux pyramides juxtaposées ; les homologues de chacune d’elles se connaissent, s’estiment et sont devenus des amis.
Cette amitié a été d’autant plus facile que la crainte de perdre sa place au profit de son «opposite member», qui existerait certainement s’il s’agissait de sociétés de même nationalité, est absolument exclue.
Avant tout, les gens se considèrent non comme anglais ou français, mais comme appartenant au bureau d’études, à la production ou aux ventes et, s’il devait y avoir des lignes de tranchées, elles passeraient entre les professions et non entre les nationalités.
Le personnel français et britannique faisant partie des bureaux techniques et de la production possède généralement quelques éléments des langues respectives étudiées au cours des études supérieures. Les Français ayant participé à la seconde guerre mondiale ont appris l’anglais durant les années passées dans l’armée. D’une façon générale l’anglais est mieux connu parmi les Français que le français parmi les Anglais, l’instruction dans les pays anglo-saxons étant beaucoup plus spécialisée que dans ceux de l’Europe continentale. Les cours de langues sont organisés dans les deux pays et des progrès sensibles ont été réalisés. Tous les documents sont bilingues.
La différence des systèmes de mesure représente un problème probablement plus difficile, car les unités de mesure sont utilisées par l’homme de l’atelier qui n’a pas la moindre idée de la dimension du pouce, ou, le cas échéant, du centimètre.
Le personnel de production français a toutefois des connaissances étendues des mesures anglaises : plusieurs avions britanniques et américains ont été construits sous licence par Sud-Aviation.
La connaissance du système métrique est moins approfondie en Grande-Bretagne, en dépit de cela, une décision a été prise de considérer le système métrique comme système de base pour les dimensions de Concorde. Ainsi, les dessins sont cotés en mm (dans beaucoup de cas les dimensions en pouces sont mises à côté entre parenthèses, sans que cela soit une obligation).
La plupart des pièces standard sont choisies en utilisant les normes américaines (fils, boulons, roulements, etc.), certaines sont conformes aux normes A.I.C. Européennes (rivets) et certaines normes BNaé françaises (cannelures). D’une façon générale toutes les pièces détachées qui se trouvent habituellement dans les stocks des Compagnies sont fabriquées suivant les normes américaines de façon à faciliter leur approvisionnement. Ainsi, un pas important vers l’unification des pièces de rechange standard a été réalisé.
La plupart des procédés (soudure par points, traitement de surface, etc.) sont ceux de Sud-Aviation. Pour l’usinage automatique (panneaux à raidissage intégral) l’expérience a été accumulée grâce aux méthodes de fabrication appliquée au Mirage et au VC-10.
Une liberté considérable a été laissée aux deux pays en ce qui concerne la fabrication des ensembles alloués à chaque pays. Toutefois, l’interchangeabilité est assurée au moyen de gabarits identiques et l’assemblage final se fait suivant la même méthode aussi bien à Toulouse qu’à Filton.
M. Jakimiuk a rappelé enfin que le programme comporte la réalisation de deux prototypes et d’un avion d’avant série de chaque version, moyen-courrier et long-courrier.
Deux chaînes de montage seront établies et la cadence globale prévue pour la série est de 3 appareils par mois, en régime de croisière.
Le calendrier estimé est le suivant :
- Premier vol du premier prototype : seconde moitié de 1967
- Premier vol du premier avion de série : fin de 1969
- Certification : fin de 1970.