André Turcat

Par Jean Pinet Ancien pilote d’essais expérimental et ancien président de l’AAE (Académie de l’Air et de l’Espace)

Une académie, peut-elle avoir un esprit, une ambition spirituelle ? C’est ce qu’a désiré André Turcat. Lorsqu’il a choisi le nom de la nôtre il n’a pas utilisé les classiques attributs, aéronautique et spatial, mais les mots simples « air » et « espace », ouvrant ainsi l’horizon de nos réflexions, à l’image des siennes.

Difficile à comprendre, André Turcat ? Non. Difficile à suivre ? Sans doute, pour certains.

Quelques mots sur sa vie professionnelle, sans insister car de nombreux ouvrages la décrivent, comme la biographie rassemblée de notre confrère Pierre Sparaco, ou ses propres témoignages, ou d’autres ouvrages et de nombreux articles de presse.

Après l’X et une courte période d’attente pendant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint l’Armée de l’air qu’il sert principalement en Indochine comme pilote de C47. Puis de 1950 à 1962 il est plongé dans le monde des essais en vol aux prises avec un foisonnement de prototypes, témoins d’une aéronautique française avide de rattraper les retards de la guerre. Période exaltante d’exploration et de découvertes du monde aéronautique.

Ses qualités de pilote et d’ingénieur lui font confier les essais les plus délicats, le propulsant vers des records mondiaux sur Gerfaut et Griffon, honorés de hautes récompenses tel le célèbre Harmon Trophy. Difficile de lui reprocher d’en être fier. Avec cette expérience d’un niveau technique des plus élevés, Il est donc prêt pour d’autres responsabilités. Ce qui arrive avec la signature en 1962 de l’accord franco-britannique sur Concorde.

Il intègre Sud-Aviation afin de préparer le programme d’essais de cet avion totalement inédit. En 1964, il succède à Pierre Nadot, directeur des essais en vol, et pour lui débute une période le plaçant définitivement dans la légende associée cet avion mythique. Il y acquiert une riche expérience humaine renforçant une stature personnelle déjà affirmée.

Il y met tout son talent et son énergie, aidé par deux professionnels eux-aussi hors du commun, Henri Perrier et Michel Rétif avec lesquels il forme un trio d’excellence auquel vient s’intégrer une solide équipe soigneusement choisie par lui.

Mais l’avion était binational et l’alliance de deux nations, chacune tirant orgueil de ses prouesses aéronautiques, ne simplifiait pas les tâches, tout étant dupliqué des deux côtés de la Manche, les essais en vol en particulier.

L’équipe britannique était menée par Brian Trubshaw avec qui André Turcat entretenait de bonnes relations professionnelles facilitées par une estime réciproque. Malgré des responsabilités techniques  définies et partagées des deux côtés de la Manche, les interférences étaient multiples. Des problèmes techniques inédits, la coordination entre les deux centres de Toulouse et Fairford, le cheminement souvent dangereux dans un domaine de vol inexploré, les relations avec les bureaux d’études, étaient l’objet d’une gestion maîtrisée. André y était aidé par son équipe de choc très motivée mise en place par lui et qui, comme lui, était sous le charme du défi posé par cette belle et difficile machine.

La gestion était rigoureuse, s’attachant autant aux détails qu’à l’ensemble des tâches imposées par le programme, car en essai en vol tout détail négligé est un danger potentiel. Il acceptait la discussion et en retenait l’essentiel. En revanche il réagissait vivement au bavardage inutile, n’admettait jamais l’à-peu-près, ni la bêtise où qu’elle soit. Ses décisions étaient discutées en petit comité, respectant strictement les responsabilités propres de chacun, ni plus ni moins. Ainsi définies, elles étaient appliquées sans appel, avec l’énergie nécessaire au franchissement d’obstacles éventuels. Parfois un problème d’ego surgissait au sein de l’équipe : avoir choisi de hautes compétences imposait la cohabitation de fortes personnalités. Fermeté et doigté réglaient l’affaire, sous son autorité naturelle. Tout cela n’était pas dénué de quelques reproches. D’abord son attrait pour la communication personnelle, allant de pair avec les honneurs. Objectivement, ses interventions personnelles devant les médias étaient liées à des événements importants auxquels il était mêlé. Et les honneurs étaient mérités même si d’autres que lui auraient pu aussi être récompensés. C’est le lot de tout individu devenu le symbole d’événements auxquels il a impulsé une orientation.

Ensuite son exigence inébranlable, parfois contre l’avis des bureaux d’études ou des clients, d’ajouts concernant la sécurité ou l’efficience des vols, beaucoup ayant heureusement servi, quelques-uns s’étant révélés inutiles à l’usage. Aucune impasse n’était tolérée. Finalement le bilan fut largement positif.

Enfin la farouche obligation de ne parler et écrire qu’en français, ce qui ne plaisait pas trop aux Britanniques prenant pour acquis que l’anglais était la seule langue devant être utilisée en aéronautique. Ni lui ni eux n’ayant tort, le dosage était délicat.

Il restait attentif au sort de chacune des personnes participant aux essais, appartenant ou non à son service, par exemple aux contrôleurs au sol responsables des avions, dont il a conservé l’amitié jusqu’à sa mort.

Cette période, jusqu’à son départ de l’Aérospatiale en 1976, l’a conforté dans sa connaissance de l’humain, et a indélébilement imprimé l’aventure Concorde dans ses pensées. Je me souviens de son bonheur quand en avril 1985, au cours du dernier vol du Concorde 1, je lui ai laissé ma place pour des atterrissages à Toulouse, ce même Concorde 1 aujourd’hui propriété de l’Académie.

L’accident de Gonesse en 2000 l’a marqué profondément par l’acharnement de la justice à refuser d’admettre le risque imprévisible, et par l’injuste mise en accusation de son ami Henri Perrier.

Il ne parlait jamais de la décision de la direction d’Airbus Industrie de ne pas lui confier les essais en vol de l’Airbus, alors qu’il avait débuté leur mise en place. Bien que surprenante, il l’accepta sans critique, en continuant de coopérer avec chacun, car pour lui l’objectif du programme et sa réussite se plaçaient bien au-dessus d’estimations personnelles faillibles. En chacun il retenait les facteurs positifs. Il faut cependant noter que dans l’aventure Airbus l’acquis de Concorde a servi de base aux méthodes et à la logistique des essais en vol.

En 1976 commence une période d’activités différentes, mais avec l’objectif permanent de mener convenablement sa vie, terrestre et intellectuelle, spirituelle pour lui.

Il y a d’abord un parcours assez bref dans la vie politique, à la municipalité de Toulouse puis au parlement européen. Il s’y adonne avec conviction et rigueur mais conclut rapidement que ces deux qualités ne s’appliquaient pas à la politique pratiquée, qui donc ne pouvait pas lui convenir.

Son appétit de spiritualité l’oriente d’abord vers les arts et lettres. Avec son épouse Elisabeth il mène une enquête sur les réalisations espagnoles d’un sculpteur français de la Renaissance, Etienne Jamet, avec une thèse lui valant le titre de docteur en arts et lettres. Son amour de la langue française, de ses origines, de la poésie, l’amène au titre de mainteneur dans la plus ancienne académie européenne, l’Académie des jeux floraux. Comme toujours, il se donne à fond dans ce qu’il entreprend, dans la collecte des connaissances, dans leur explication et leur compréhension. Aucun détail n’est négligeable.

Cela ne suffit pas au catholique qu’il est. Il exige la compréhension de la finalité de sa vie. En 2000 il s’inscrit à la faculté de théologie de Strasbourg et il participe à un ouvrage collectif sur « Les plus beaux textes de la Bible ». Finalement sa foi s’en trouve confortée et apporte la quiétude à ses dernières années.

Son amitié pour ses compagnons de route, d’aventures aéronautiques, ne s’est jamais atténuée. Il attachait une grande valeur à leur personnalité et à la mémoire de leurs actions. Cependant il se désolait qu’ils ne puissent, en général d’après lui, s’évader du présent concret, vers une vie plus spirituelle, disons intellectuelle.

C’est probablement ce qui l’a poussé à fonder notre académie, à rassembler des personnes aptes à réfléchir sur des situations et des problèmes au-delà de considérations uniquement matérielles ou techniques. D’où l’équilibre présenté par nos cinq sections, les savants, les ingénieurs-réalisateurs, les praticiens-pilotes-spationautes et médecins, les juristes-moralistes-économistes, les historiens-écrivains-artistes. Aimant les symboles elle fut fondée le 21 novembre 1983, 200ème anniversaire du premier vol humain de Pilâtre de Rozier et du marquis d’Arlandes. C’était l’aboutissement de nombreuses démarches officielles auprès de hautes autorités que sa notoriété lui permettait de contacter, après qu’il eut convaincu Hubert Curien, futur ministre de la Recherche, d’en être le premier président. Il participa activement à l’édification et aux actions de cette jeune académie, fier d’appartenir à la fois à la plus jeune et à la plus ancienne des académies, situées de façon originale à Toulouse et non à Paris où se trouvent regroupées toutes les autres. Aujourd’hui, partie de 36 membres fondateurs voilà 32 ans, l’académie compte plus de 340 membres de toutes catégories.

En 2006, lors du passage vers une vocation européenne, André Turcat, fier de la notoriété aérospatiale française, eut quelque peine à admettre cette ouverture nécessitant l’abandon de l’attache nationale exclusive. Toute entreprise s’éloignant de son créateur dès lors qu’elle vit sa propre vie, il admit que l’Académie y avait « gagné en rayonnement ».

En revanche il resta ferme sur le maintien du français comme langue officielle.

Unique en son genre en Europe, l’Académie de l’Air et de l’Espace se doit d’être le reflet des ambitions d’André, en n’étant pas uniquement technique mais devenant un « think tank » (mot qu’il n’aimerait pas utiliser) source d’inspirations et de réflexions de dimension européenne, à l’échelle de ces ambitions. « Et notre niveau de réflexion devra être élevé » nous dit-il lors du 30ème anniversaire.

Parfait Honnête Homme de notre siècle, André Turcat était Grand officier de la Légion d’honneur et Grand-Croix de l’Ordre national du Mérite.

JP

Extrait de La lettre de l’Académie de l’Air et de l’Espace hommage à André Turcat (hors-série 2016)