27 juin 2003, le dernier vol supersonique d’Air France

Par Daniel Casari

27 juin 2003. Ce jour reste gravé dans ma mémoire – Vol AF6903 – Retour à Toulouse du « Fox Charlie », le dernier Concorde français en vol.

Embauché chez Air France en 1969, année du premier vol de Concorde 001, ce sera également mon dernier vol. 34 ans de service chacun. Avec Henri-Gilles Fournier, commandant de bord et Éric Tonnot, pilote, nous avons eu la chance d’avoir été désigné pour effectuer ce retour à Toulouse.

Charles De Gaulle. Arrivé à la cité Air France, je me dirige vers ce qu’on appelle « le bureau ». Une vaste pièce lumineuse séparée des autres Secteurs de Vol par une étroite passerelle de verre qui aurait pu s’appeler « le couloir des salutations » dont le croisement incessant de personnels conduit indiscutablement à la rencontre des amis.

Dès l’arrivée, et après les chaleureuses salutations avec mes collègues de l’équipage et d’autres pilotes et mécaniciens navigants Concorde venus assister au dernier vol de notre bel avion, le travail peut commencer. C’est d’abord la prise de contact téléphonique avec le responsable de l’équipe d’entretien dans les hangars qui me précise les travaux effectués sur l’appareil depuis son retour de New-York. Les résultats des essais et l’heure assez précise d’arrivée à son point de stationnement. Puis, l’ordinateur mis à contribution pour obtenir la prévision météo de Toulouse, nous partons de concert rejoindre la PPV (préparation de vols).

Pour ce vol historique, l’avion est complet en passagers. Illustres anciens ayant participé à l’élaboration, à la réalisation et aux essais de Concorde. Responsables d’Airbus et dirigeants d’Air France, journalistes et hommes politiques, tous venus pour l’ultime adieu de ce qui fut la merveille de l’aéronautique française. Même mon fils Marc-Olivier est avec moi dans le cockpit sur le siège observateur. Ingénieur en micro-électronique, c’est son premier vol Concorde. Beau cadeau de son père et d’Henry-Gilles.

Les prévisions de charge, les cartes météo, l’itinéraire prévu (sortie Brest, puis une boucle au-dessus de l’Atlantique pour atteindre Mach 2 après 1 heure de vol), nous décidons de la quantité de carburant à embarquer (55 tonnes). Puis chacun s’affaire à remplir son « carton de décollage » où l’on note les différentes vitesses au décollage, paramètres divers et procédure en cas de panne. Tous ces éléments calculés à partir des tableaux et d’abaques prises dans les classeurs mis à notre disposition. Nous comparons nos résultats. Ils sont identiques.

Il est 9 heures. Je me dirige seul vers la navette qui va me conduire à l’avion au parking « Alpha 20 ». Tracté, il vient d’arriver ; majestueux et fier. Son nez pointé vers le ciel.

Je salue mes amis mécaniciens qui me confirment ce que nous avons échangé au téléphone. Puis, après une minutieuse inspection extérieure de l’avion (train avant, trains principaux, réacteurs, ailes, queue cellule, je monte la passerelle. Déjà les femmes de ménage sont au travail. Inspection de la cabine, des hublots, des dispositifs de sauvetage en mer …

Je pénètre enfin dans le saint des saints. L’étroit cockpit précédé de la soute électronique. Le couloir aux amplis, bien alignés sur leurs étagères, sont là, prêts à ronronner, à calculer à donner les mille et une informations indispensables au pilotage.

Après une petite vérification de sécurité, je connecte l’avion au groupe de parc. Car, comme pour une formule 1 qui ne possède pas de batteries de démarrage à cause du poids, Concorde ne possède pas d’APU. Aussitôt les voyants s’allument, les aiguilles des cadrans oscillent et se positionnent. Le bruit des ventilateurs résonne. Le félin frémit, s’ébroue, prend vie.

Il faut lancer les centrales à inertie et afficher la position précise du parking afin que les 3 ordinateurs puissent nous donner les informations de navigation nécessaires tout au long du vol. Merveilles de technologie et d’électronique qui ont remplacé le navigateur, elles pourront nous renseigner tout au long du parcours, sur notre position et notre vitesse avec une précision vertigineuse et cela, sans l’aide d’aucune balise ou satellite.

Suivent alors tous les contrôles et opérations préparatoires aux essais des commandes de vol. En liaison avec le mécanicien au sol, chaque gouverne est déployée à fond ; chaque trim est déroulé ; chaque alarme est vérifiée ; le mécanicien confirmant les positions effectuées des éléments contrôlés. Puis ce sont le nez, puis la visière. Descendu, remonté, cette longue pointe avant ne manque jamais d’émerveiller les personnels et les passagers agglutinés derrière les vitres de l’aérogare en attendant l’embarquement. Viennent ensuite les essais de tous les instruments de navigation, testés les uns après les autres.

C’est généralement à cet instant qu’arrivent mes collègues pilotes. Pendant qu’hôtesses et stewards s’affairent à la préparation du service en cabine, ils prennent place sur leur siège respectif que je viens de quitter pour effectuer leur propre préparation.

Le temps passe vite pendant la visite pré vol, trop vite. Il reste à contrôler mon panneau, et il n’est pas petit ! Les pompes carburant, les transferts, les pompes hydrauliques, la génération électrique, tous les voyants et alarmes, le conditionnement d’air… Le mécanicien sol vient me confirmer la fin des pleins carburant. Vérification et conformité du remplissage des 13 réservoirs – signature des documents.

Déjà les passagers arrivent. L’étroit cockpit a du mal à contenir le flot de curieux et il faut toute la diplomatie d’Henry-Gilles pour que l’agent d’Air France puisse nous atteindre afin de nous remettre les documents de masse et de centrage définitifs indispensables pour nos derniers calculs de paramètres de décollage.

La check-list commence. Longue litanie où chacun confirme la position de ses interrupteurs, commandes et autres indicateurs, voyants et aiguilles. Les réponses fusent ; courtes et précises. En accord parfait avec la partition écrite. Point final de deux heures de vérifications et contrôles méthodiques. Christine Badia-Hebras, notre chef de cabine, nous confirme la fermeture des portes. Eric Tonnot demande à la tour de contrôle l’autorisation de mise en route et les derniers paramètres météo – ok pour la mise en route – contact avec le mécanicien sol.

« Paré moteur ? Paré ! Démarrage, top chrono – Tenu, start pompe, vanne ouverte – N2, N1 »

Chacun au rythme de la mise en rotation des réacteurs suit et annonce avec une rigueur académique, chaque point vérifié, chaque manœuvre effectuée, chaque circuit connecté. « Revenu, vanne fermée ». Procédure spéciale Concorde. Pendant une minute, chaque réacteur va tourner à 30% de son régime afin que la température puisse s’établir uniformément le long de l’arbre d’entrainement principal du réacteur extraordinairement long. C’est la procédure « Debow » (débalourdage). Ensuite, position « Normal ». Le réacteur accélère vers son régime normal de ralenti.

Début du roulage, mise en route des deux autres moteurs en autonome. Pompes hydrauliques, alternateurs connectés. Le positionnement des panneaux mobiles des entrées d’air réacteurs. Conditionnement d’air. Check List.

Les principaux paramètres moteurs sont présents sur la planche de bord centrale pour être toujours visibles des trois membres d’équipage. Ils sont particulièrement surveillés lors de la mise en route, du décollage et des réductions de poussée.

Nous nous dirigeons vers la piste 27L. La tour de contrôle nous souhaite un bon dernier vol en termes chaleureux qui changent des courts échanges traditionnels. Les camions de pompiers, pour marquer l’événement nous précèdent en une magnifique haie d’honneur.

Le panneau du mécanicien navigant, véritable « maître de cérémonie » du vol.

Les personnels Air France sont tous là pour acclamer Concorde une dernière fois. Nous nous arrêtons devant cette foule enthousiaste, bras levés, agitant des mouchoirs et foulards. Nous leur répondons par un ultime salut, nez baissé puis relevé. Mais déjà les transferts de carburant ont commencé. Le centrage parfait à 53% est atteint. Les tests se poursuivent au gré des interminables check-lists nécessaires et nous nous alignons enfin sur la piste.

Pour la dernière fois, Henri Gilles pousse les 4 manettes de poussée, que j’accompagne dans un mouvement sec. Les 4 Olympus rugissent. Les yeux rivés sur les 20 cadrans, suivent la montée rapide des aiguilles et le défilement des tambours. Les freins sont lâchés. Déjà la postcombustion s’enflamme et jaillit propulsant l’oiseau blanc dans une course effrénée.

« 4 vertes ». Les débitmètres s’affolent. 80 tonnes à l’heure ! V1, VR, 190 Kt (350 km/h) le nez se lève en une majestueuse ascension. V2 : « Vario positif ». Le train rentre : « Train rentré, verrouillé ». « Moins cinq – Réduction – Coupure réchauffe ». Les ordres fusent, courts, précis. Les réponses arrivent courtes, précises. Comme une toile que l’on perce, le bleu du ciel jaillit, profond, limpide.

« Nez haut »
« Visière »
« Check-list »

Le vario rendrait incrédule n’importe quel pilote : 6000 pieds/min (2000 m/min) en accélération vers le niveau 240. Les doigts ont ouvert 10 robinets, fermé 15 circuits, connecté 20 systèmes, contrôlé 100 paramètres. Le transfert de carburant vers l’arrière a commencé. Nous approchons de Mach 0.93, centrage 55%.

Daniel Casari, face à l’imposant panneau de contrôle indispensable à la gestion du vol supersonique

Il faut réduire la poussée si l’on ne veut pas affoler les habitants de la côte Atlantique par un bang sonique. Les îles Anglo-Normandes passées, « Accélération ». Nous pouvons repousser les manettes et mettre les réchauffes pour passer Mach 1. Transfert de carburant vers 59% – Mach 1.40 – Checklist. Réchauffage des glaces et des sondes, coupé. L’échauffement aérodynamique les portera naturellement vers 115 C, alors qu’il fait –56 C dehors. Nous approchons Mach 1.70, « Réchauffes coupées »

De par son allègement dû à la consommation de carburant, nous accélérons lentement vers Mach 2.02 et le niveau 520. Soudain, une rumeur qui vite se mue en un tonnerre d’applaudissements. Nous atteignons Mach 2. Le petit indicateur en cabine sur lequel se concentrent tous les regards est l’objet depuis plusieurs minutes de toutes les attentions. Comme le passage à l’an 2000, 3 ans plus tôt, l’instant est magique, exaltant, enivrant, même pour nous, au cockpit. Une dernière fois. Et tout sur ce vol est une dernière fois….

Nous effectuons une large boucle au-dessus de l’océan. Nous n’attendons pas d’avoir atteint 60.000 pieds. Il faut rentrer à Toulouse où des milliers de spectateurs nous attendent.

« Réduction ». Surveillance des entrées d’air, des températures et transfert de carburant vers 55% à Mach 1.70. Soudain une alarme retentit : panne d’information anémométrique. Après plusieurs commutations, le défaut est confirmé sur l’indicateur copilote. Un calculateur nous a lâché. Nous éliminons l’information erronée de notre champ visuel. La pressurisation, les commandes moteur, les interrupteurs, les voyants, tout est réglé, vérifié, confirmé par une surveillance mutuelle de chaque geste, de chaque réponse, précise, concise, en parfaite harmonie et conformité avec les check-lists. Et des check-lists, il y en a ! Normale, urgence, secours. Epais bréviaire de manœuvres qui doivent être parfaitement connues et appliquées dans l’instant. Deux avions en un : subsonique et supersonique. Et le transfert de carburant immédiat et précis, d’avant en arrière, arrière en avant. De droite à gauche et de gauche à droite.

Une panne moteur en supersonique, conduisant rapidement la vitesse vers le domaine subsonique, implique un transfert important vers l’avant. Un défaut de centrage rendrait l’avion impilotable. Les gouvernes ne répondraient plus.

Mach 1.3. Nous entamons la descente vers Toulouse. Le réchauffage des glaces et des sondes, sur « ON », le positionnement des panneaux à l’intérieur des entrées d’air réacteurs est vérifié. Le moindre défaut entrainerait une explosion impressionnante, que l’on appelle « pompage » à l’intérieur du réacteur. Résultat d’une inversion de flux à l’intérieur du moteur, pouvant endommager gravement ses organes. La pressurisation de la cabine, le calcul des paramètres à l’atterrissage, chacun s’affaire et compare ses résultats.

Approche intermédiaire. « Nez, visière ». La visière se rétracte rapidement pendant que le nez bascule vers 5. Les altimètres, radio – altimètres, voyants moteurs sont réglés, vérifiés, après qu’une multitude d’opérations qui, des circuits électriques, du conditionnement d’air, du centrage et des instruments de navigation aux commandes de vol, vont permettre une approche et un atterrissage dans les règles de l’art. Toulouse est en vue.

Approche finale. Le contrôleur nous attribue la piste 32L. Celle-là même qui fut construite spécialement pour Concorde. C’est sur cette même piste qu’il décolla pour la première fois le 2 mars 1969 avec André Turcat aux commandes. Train sorti. Nez et visière baissés.

« Freins – Anti-patinage – emergency vérifié : Normal ». Les phares sont allumés et les altimètres sont comparés

« Check-list approche finale terminée ». Nous sommes parés à l’atterrissage Des milliers de spectateurs se sont massés derrière le grillage de la piste de Blagnac. Badauds, curieux, mais aussi ingénieurs et techniciens, ouvriers, hommes et femmes, leurs enfants sont venus admirer pour la dernière fois ce qu’ils ont conçu, façonné, poli de leur main. Immense savoir au service de l’aéronautique française qui a permis la naissance et la réussite d’Airbus.

« 500 pieds »
« 300 pieds »
« 100 pieds »

Soudain une alarme, encore … Circuit de frein défaillant ! Clin d’œil de l’électronique ou de l’équipage… « Remise de gaz ! » Dans un rugissement dantesque, Concorde se cabre pour une dernière fois. Fier, majestueux. Bouquet final d’une immense épopée. Nous entamons un large virage. Le circuit de freinage est rétabli et, après quelques battements d’ailes pour saluer la foule gigantesque, nous nous réalignons pour un atterrissage parfait sous les hourras des passagers et les applaudissements de milliers de Toulousains. Dans le cockpit, l’émotion est palpable…

Puis, un long roulage au milieu des personnels d’Airbus venus en masse ovationner Concorde nous amène à notre point de parking final. La belle aventure est terminée. Pour Concorde, pour Henry Gilles… et pour moi. Une dernière check-list et à regret nous quittons l’avion pour rejoindre les invités à la grande réception organisée par Airbus.

Jamais, plus jamais dans le ciel de France, on ne verra l’avion mythique, notre fierté, fendre l’espace pour défier le temps. Une page est tournée. Concorde a porté haut les couleurs de l’aéronautique française, de la France, et de Toulouse sur le toit du monde.

Toutefois, cette fabuleuse épopée ne pourra nous faire oublier l’accident de Gonesse et le souvenir de ces hommes, de ces femmes et de nos amis disparus.

DC

L’équipage technique du dernier vol supersonique français devant le F-BVFC : de gauche à droite, Eric Tonnot, Henri-Gilles Fournier et Daniel Casari