Le “tueur”

Par Jean Pinet


Extrait du livre de Jean Pinet “Les Hommes de Concorde” Editions JPO www.editions-jpo.com


Plus tard pendant les années 80, un phénomène météorologique a été identifié comme un redoutable tueur, responsable de centaines de morts dans le transport aérien. En 1971, il s’en est fallu de peu qu’il n’ait ajouté un président de la République à son palmarès, et avec lui un équipage qui m’était cher car j’en faisais partie.

Mais le tueur a manqué son coup parce qu’il s’est attaqué à Concorde, dont les caractéristiques aérodynamiques et propulsives le rendaient moins vulnérable que ses camarades subsoniques. Le nom de ce triste sire : « down draft » en anglais, ou courant descendant en français.

Je l’avais aperçu de loin, à Marignane en 1969, lors de l’enquête sur un mystérieux accident survenu un jour d’orage à une Caravelle d’Air France, mais qui n’avait heureusement causé que des dégâts matériels. Gilbert Payeur et moi-même, envoyés sur place par Sud-Aviation, avions mis en lumière une grande divergence de vent pendant le décollage, due au passage d’un fort grain, et l’hypothèse avait été retenue par la commission d’enquête comme la cause du crash. Mais cela avait été alors considéré comme un cas isolé, à tort. Aujourd’hui le phénomène, dû à l’étalement sous l’orage d’une colonne d’air froid descendant, est parfaitement identifié. Et les procédures d’urgence et l’entraînement correspondant sont parfaitement définis. Mais en 1971, le tueur courait toujours, impunément.

À celle époque pas mal de questions politiques causaient problème aux relations entre les Etats Unis et la France et les deux présidents, Richard Nixon et Georges Pompidou, avaient décidé de se rencontrer sur un sol neutre situé entre les deux pays, aux Açores. Le président Nixon s’y rendrait avec son Air Force One, un Boeing 707, et le président Pompidou avait choisi Concorde pour notre plus grand plaisir. À l’époque seul le prototype 001 était disponible et un espace présidentiable avait été aménagé au milieu du fuselage entre les armoires d’instruments.

L’équipage désigné était Jean Franchi (à gauche pour l’aller), Jean Pinet (à gauche pour le retour), Michel Rétif, Hubert Guyonnet, Henri Perrier, Jean Beslon. L’étape était assez courte, 1 heure 45 de vol en volant à Mach 2, et à la portée du prototype même si nous devions faire une partie du vol supersonique avec les réchauffes allumées, les moteurs prototypes donnant alors une poussée limitée. Nous avions aussi prévu, à tout hasard, une étape Açores-Washington, au cas où le président Pompidou aurait eu à s’y rendre, ou bien au cas où il aurait royalement offert le vol au président Nixon, à qui le Congrès avait refusé de poursuivre le développement du supersonique américain.

L’entrevue devait se dérouler à Lajes où une piste de 3300 m offrait un accès confortable et le terrain de déroutement était à Santa-Maria, à 260 kilomètres de Lajes. Mais là, le ravitaillement en kérosène aurait pu constituer un problème […]. De toute façon, la logistique était fort bien préparée par Henri Perrier et Michel Rétif. Caravelle et Transall d’accompagnement assuraient le transport des équipes et du matériel de soutien. De plus, ayant le Président à bord, évidemment les liaisons radio étaient assurées en HF avec possibilité de connexion directe sur le réseau téléphonique. Le Centre d’essais en vol et le centre d’essais des Landes avaient été mis à contribution et notre correspondant était « Chapeau » qu’Hubert Guyonnet et Henri Perrier devaient gérer, avec l’inévitable station technique de Sud-Aviation à Toulouse, où une équipe aux aguets était prête à nous fournir toutes les informations, techniques ou autres, nécessaires.

Donc, le 11 décembre 1971, nous nous mettons en place à Orly, le terrain de Roissy n’existant pas encore. Le départ a lieu le lendemain, 12 décembre, en début d’après-midi, l’avion étant stationné devant le pavillon d’honneur. La météo est bonne sur le parcours, cependant avec risque d’orage à l’arrivée.

12 décembre 1971, le prototype Concorde 001 est au départ d’Orly. Le président Pompidou se rend aux Açores pour rencontrer Richard Nixon

La sortie par Nantes, la montée et la croisière à Mach 2 se passent bien. On se rend très bien compte que le vol est suivi par beaucoup de monde avec grand intérêt. Avant la décélération, ayant demandé l’état de la météo sur le terrain, on m’indique la présence d’orages sur l’île, mais avec des visibilités et plafonds confortables. Nous savons que nous avons l’aide d’un ILS ainsi que celle d’un GCA américain mis en place pour l’Air Force One. Nous continuons sans l’ombre d’une hésitation. Dans la descente nous admirons, avec un peu d’appréhension pour la poursuite du vol vers Lajes, un magnifique ensemble d’énormes choux-fleurs se développant là où notre navigation situe l’île. Passant le point de report Alpha, je contacte le contrôle de Lajes. La météo se détériore et la visibilité et le plafond diminuent rapidement sous des trombes d’eau, tout en restant dans les limites que nous nous étions fixées.

À l’époque, la procédure d’atterrissage par mauvais temps, dite de catégorie II ou III, n’existe pas pour Concorde. Jean Franchi et moi-même étions convenus d’une procédure adaptée aux circonstances avec partage des tâches et annonce des paramètres, et nous nous étions fixé des minima de 500 mètres de visibilité et 100 pieds de plafond, pouvant descendre à 50 pieds avec l’assistance du GCA. Lui pilotait aux instruments et je vérifiais les paramètres jusqu’à 100 pieds, altitude à laquelle je regardais dehors. Cette procédure et ces faibles minima étaient choisis d’après les circonstances et la connaissance qu’avait l’équipage de l’avion alors que rien n’était encore défini pour Concorde. Par la suite l’utilisation des automatismes pour des approches avec une hauteur de décision inférieure à 200 pieds a modifié la répartition des tâches entre les deux pilotes et procuré leur allégement.

Derrière nous, Michel Rétif devait annoncer les hauteurs indiquées sur le radioaltimètre.

Avant de débuter la procédure d’approche, nous avons une discussion interne pour savoir si nous devons poursuivre ou nous dérouter vers Santa-Maria. La présence du président de la République à bord était un paramètre important mais relativement neutre en l’occurrence. En fait, les paramètres de décision furent essentiellement d’ordre technique et météorologique. À Toulouse « Technique » suivait en HF la discussion avec une certaine anxiété. D’un côté, l’avion fonctionne comme une horloge et il y a un ILS assisté d’un confortable GCA ; le déroutement à Santa-Maria causerait un retard non négligeable, avec les aléas d’une aide restreinte et d’orages s’y développant rapidement aussi. D’un autre côté, d’accord, il y a un bel orage sur le terrain, mais nos minima ne sont pas encore atteints. Rapidement Jean Franchi, en parfait accord avec moi-même, décide de continuer et je l’annonce à l’approche, en demandant l’assistance GCA qui nous est immédiatement accordée. Pendant ce temps, nous sommes descendus à basse altitude, vers 10 000 pieds. Nous avons abaissé la visière métallique du 001 et placé le nez à 5 degrés ce qui nous procure une splendide vision sur ce qui nous attend. En face de nous se dresse une formidable muraille nuageuse, coloriée de toutes les nuances de gris. Nous survolons un océan pas trop calme, dans une atmosphère qui l’est parfaitement. Le pilote automatique, confortable et fiable sur Concorde, guide l’avion vers le point d’entrée de la procédure d’approche pour la piste 16. Nous sommes contrôlés par radar et placés sous l’autorité de l’Air Traffic Control de Lajes. Tout est correct à bord. Nous avons suffisamment de carburant pour remettre les gaz en approche finale et, si nécessaire, pour rejoindre Santa-Maria où la météo semble plus favorable bien qu’avec aussi des orages. Nous vérifions une dernière fois la carte d’approche et tous les paramètres associés, et nous sélectionnons les aides radio en conséquence. Et, après le briefing correspondant, nous portons toute notre attention au déroulement du vol.

J’ai sélectionné l’ILS de la piste 16 sur l’indicateur de Jean et le VOR de Lajes sur le mien. Nos altimètres sont calés sur la pression au niveau de la mer de Lajes, ce qui nous donnera au sol l’altitude du terrain, soit 180 pieds ou environ 55 mètres, le seuil de piste étant à 160 pieds, environ 50 mètres. Nous savons que la piste est du genre porte-avions, avec une altitude variant de zéro à 55 mètres en moins de 1 000 mètres de distance, ce qui nous empêchera d’utiliser le radioaltimètre comme nous le faisions normalement de façon continue en dessous de 500 pieds de hauteur jusqu’à l’arrondi, déclenché à 50 pieds, soit 15 mètres au-dessus du sol. Son indication ne deviendra valable qu’environ trois secondes avant le début de l’arrondi… Autant ne pas trop y compter.

Le train est sorti et le nez est positionné en position basse et j’ai sélectionné l’ILS de la piste 16 aussi sur mon indicateur. Nous entrons dans le « mur ». Le bruit est intense, la pluie y contribuant largement. L’obscurité est celle d’une nuit sans lune. Je mets les essuie-glaces en fonctionnement. Jean a débranché le pilote automatique et pilote manuellement, les automatismes de poussée des moteurs stabilisent Ia vitesse d’approche sélectionnée de 160 nœuds. Il y a parfaite cohérence entre les indications de l’opérateur GCA et celles des indicateur ILS. Mais Jean a une préférence dans le suivi des indications du GCA, l’ILS n’étant pas certifié pour les approches de précision. Nous avons quitté l’altitude de début d’approche de 2000 pieds et nous avons commencé la descente sous une pente de 3 degrés. « … Ne répondez plus à mes instructions… continuez à ce cap… vous êtes bien sur le plan de descente… 2 degrés à droite, prenez le cap 162 … ». Jean suit les indications avec sa grande précision habituelle. Pendant ce temps, je vérifie vitesse, cap, altitude, la vitesse de rotation des moteurs car le volume d’eau ingérée me semble considérable et, bien évidemment, les indicateurs de l’ILS. Le cap est tenu remarquablement, sans problème. La turbulence est faible. Mais, insidieusement, s’installe une anomalie : « Vous êtes trop bas de 30 pieds… de 50 pieds… rejoignez le plan de descente… »

Notre position est désormais de deux points sous la référence ILS, écart beaucoup trop important. J’ai déjà signalé la tendance à Jean. La vitesse verticale dépasse largement les 1000 pieds/minute en descente. Je regarde la vitesse. Elle est correcte. L’assiette longitudinale aussi, vers 11 degrés. Je jette un regard sur Jean. Il est entièrement à son pilotage et visiblement il fait tout ce qu’il peut. Il y a un problème quelque part.

Nous avons passé 1000 pieds en descente et désormais la barre de l’ILS redescend, l’écart diminue, mais nous sommes encore à un point en dessous et nous arrivons à 500 pieds. Le GCA continue : « …Vous vous rapprochez du plan de descente… encore 30 pieds… 20 pieds… »

La vitesse est toujours correcte, mais notre assiette longitudinale est autour de 13 degrés, donc plus élevée que normalement et la puissance des moteurs est elle aussi au-dessus de sa valeur normale. Et nous sommes toujours plus d’un point en dessous. Cette fois-ci je crois que je crie : « Jean… remonte ! Un point et demi trop bas… » J’observe enfin la barre de l’ILS se détacher et aller lentement vers le zéro grâce au pilotage très maîtrisé de Jean. Enfin nous revenons vers le plan de descente normal. Pendant ce temps, l’altitude se rapproche des 160 pieds et j’ai déjà annoncé le passage à 500 pieds, au-dessus de l’altitude du terrain, puis 100 pieds avant l’altitude minimum fixée à 260 pieds, soit 100 pieds au-dessus des 160 pieds d’altitude du terrain. Le contrôleur GCA a déjà annoncé : « A vous pour l’atterrissage ».

Michel Rétif a pris le relais des annonces en essayant de suivre le radioaltimètre qui bondit vers zéro, en suivant le relief et notre descente. Je regarde dehors et, déformées par la pluie sur le pare-brise malgré l’essuie-glace qui fait ce qu’il peut, les lumières de la rampe d’approche surgissent devant moi. J’annonce « En vue ! », alors que l’altimètre vérifié d’un coup d’œil dégringole au travers de 260 pieds. Nous sommes bien sur l’axe de la piste, apparemment bien positionnés en cap sur le balisage lumineux. Mais, avec la pluie, je n’estime pas la hauteur. J’entends, (ou je dis ?) : « 50 pieds » et presque immédiatement, peut-être deux ou trois secondes plus tard, l’avion subit un choc violent alors que passe sous moi la barre des feux rouges du seuil de piste et que se précipitent de part et d’autre de l’avion les lumières du balisage latéral.

Jean n’a pas pu arrondir car la vue de la piste était fortement altérée par la pluie et son balisage ne comportait pas de ligne centrale. Et l’avion a touché très franchement à ce que j’estime être l’extrémité de la piste, 300 mètres avant le point normal d’impact.

Les feux de balisage surgissent à gauche et à droite de l’avion et disparaissent immédiatement remplacés par le ballet de ceux qui arrivent. Nous sommes sur la piste, sous un véritable déluge et la visibilité n’est pas beaucoup supérieure à 150 mètres. Jean passe les moteurs en « reverse » et freine rapidement car nous n’avons aucune indication de notre position longitudinale sur la piste inondée. Par chance, l’atterrissage franc a évité l’aquaplanage, et la décélération est franche. Jean, qui n’a pas vu le début de piste, croit que nous avons touché avant le seuil. Je le rassure rapidement, avec cependant un léger doute.

Bientôt, à basse vitesse, nous voyons surgir un taxiway sur notre gauche. La tour nous guide tant bien que mal vers le parking de réception. La pluie s’est un peu calmée : de déluge elle n’est plus désormais qu’une pluie d’orage violente et une sorte d’aube nous permet de nous guider grâce à quelques centaines de mètres de visibilité. Mais Henri Perrier nous donne des informations préoccupantes. Les freins ont très bien fonctionné, mais l’énergie ne s’en est pas dissipée malgré l’eau sur la piste, et leur température grimpe rapidement. On ne risque pas l’explosion des pneus car des fusibles permettent la décompression immédiate dès l’obtention de la température limite.

Dès que l’avion est immobilisé, Jean Franchi se précipite pour saluer le Président avant son départ du bord. Il s’excuse de l’atterrissage dur. Visiblement, le Président est soulagé d’être arrivé mais préoccupé par la pluie qui l’attend dehors. Il est tête nue, avec un manteau qui ne résistera pas au déluge. La porte est ouverte et l’avion est secoué par un léger choc. C’est le premier fusible qui saute et la première roue qui se dégonfle. Quelques secondes plus tard, nouveau choc et nouveau dégonflage. La passerelle mobile est en place, cinquante centimètres trop bas car l’ouverture de Concorde est plus élevée que celle du B-747 auquel la passerelle est adaptée. Et le Président sort, suivi de sa délégation elle aussi visiblement heureuse d’être arrivée, malgré le déluge qui l’assaille.

C’est avec beaucoup d’admiration que nous voyons le Président, délégation, troupes et musique, suivre le cérémonial, imperturbables sous la pluie, alors que l’avion est toujours secoué de hoquets, huit en tout, le nombre de roues.

A l’hôtel, au calme, nous essayons de comprendre ce qui nous est arrivé. Jean Franchi privilégie l’hypothèse d’indications erronées du GCA et est très remonté contre l’opérateur. Je ne suis pas son hypothèse, car les indications GCA et ILS étaient cohérentes, mais il s’était surtout attaché à suivre les ordres du GCA et n’avait retenu que son guidage. Nous soupçonnons une influence météorologique mais à cette époque je n’établis aucune corrélation entre notre incident et l’accident de Caravelle à Marignane. Je ne le fais que dix ans plus tard lorsque l’exploitation d’accidents répétés, notamment aux Etats-Unis, permet la connaissance correcte des phénomènes de cisaillement de vent et de micro-bursts associés aux courants descendants. La grande réserve de poussée de Concorde en approche et le faible temps de réponse de ses moteurs nous avaient tirés d’affaire. C’était quand même tangent car les traces au sol montraient que nos roues avaient touché le sol sur l’over-run, dix mètres avant le début de la piste.

13 décembre 1971, le beau temps est revenu sur Lajes

Deux jours plus tard, l’avion ayant été reconfiguré pour le vol, nous nous trouvons prêt à démarrer pour le retour. Nous n’avons que des consignes vagues sur l’heure prévue du départ vers Paris, et nous avons un plan de secours vers Washington. Il faut bien rêver un peu. Je vois Air Force One à environ 150 mètres sur la gauche et je suis attentif aux allées et venues sur l’aire de stationnement pour alerter l’équipage. Nous ne savons pas lequel des deux présidents partira le premier.

Soudain, surgit à gauche de l’avion une troupe de personnes se dirigeant à grands pas vers le Boeing 707. En tête, je reconnais le Président Nixon. Il tourne la tête vers nous, ralentit ses pas, s’arrête et vient carrément vers nous. Jean Franchi sort de son siège et va attendre cet hôte illustre à la porte. Il l’accompagne dans le cockpit, nous présente et lui explique rapidement quelques détails. Le Président est décontracté et intéressé. Après de brèves minutes, il prend congé et nous déclare : « C’est vous qui avez raison ! », faisant ainsi allusion à la décision du Congrès américain d’arrêter les travaux sur le supersonique de Boeing. Puis, entouré de sa délégation, il repart rapidement vers son Air Force One, nous laissant à la fois ravis de sa visite et de sa déclaration, mais un peu déçus de ne pas nous avoir demandé de le mener chez lui. Quelques minutes plus tard, le Président Pompidou arrive et nous revenons sans histoire à Orly où nous atterrissons à la nuit tombée.

JP

Richard Nixon serre la main d’Henri Ziegler sur la passerelle de Concorde

Extrait du livre de Jean Pinet “Les Hommes de Concorde” Editions JPO www.editions-jpo.com