Le plus beau vol de ma vie

Par Jean Prunin

Récit inspiré d’un enregistrement effectué le 30 janvier 2010 © Gens de Concorde – DR
Transcription Pierre Grange

« Je m’appelle Jean Prunin, j’ai volé près de 10 ans sur Concorde, de 1994 à 2003, pratiquement jusqu’à la fin de l’avion.

Mon hobby c’est l’astronomie. Quand, à l’hiver 1998, j’ai su qu’il y aurait une éclipse totale qui allait traverser la France l’été suivant, l’idée m’est venue de la suivre avec un Concorde comme l’avait fait André Turcat 25 ans plus tôt. L’idée est simple : la trace au sol de l’éclipse se promène à 3000km/h, l’avion à 2000km/h, si on va tous les deux dans le même sens, la vitesse relative n’est plus que de 1000km/h donc l’éclipse dure 3 fois plus longtemps. Et c’est ce que j’ai réalisé.

J’ai présenté cette idée à des amis astronomes de l’Institut d’Astrophysique de Paris où je suivais des cours. « Ça tient tout à fait la route ton affaire » m’ont-ils dit « et on va te fournir des calculs de la trajectoire suivie par l’ombre à 17km d’altitude ». Les calculs de l’IAP étaient très précis et je n’ai eu qu’à les adapter pour voir ce qu’on pouvait faire avec un Concorde. Il me fallait trouver un commanditaire financier pour affréter le vol.  Je suis allé voir l’Association Française d’Astronomie qui publie la revue Ciel et Espace. Quand je leur ai raconté mon histoire, ils ont sauté de joie. A bord nous allions avoir une majorité d’astronomes amateurs et il y eut énormément de demandes, 500 m’ont-ils dit.

En revanche Air France a accueilli cette proposition de vol spécial avec scepticisme. « On n’a rien à gagner et si tu te rates, la Compagnie va trinquer ». Il est vrai que nous n’avions pas droit à l’erreur. Il suffisait qu’un moteur ne démarre pas, qu’un incident retarde le décollage pour tout faire échouer. J’ai présenté mon profil de vol à nos services techniques. J’avais réponse à toutes leurs questions (calcul du rayon de virage, du point d’entrée, comment faire si on était en avance, en retard etc.).

Je suis allé voir les contrôleurs aériens en expliquant ce qu’on allait faire et pourquoi il était important de ne pas avoir le moindre retard et des clearances conformes à notre demande.

J’ai pris contact avec la division d’entretien. Le jour venu, ils nous ont donné priorité par rapport au vol régulier qui décollait un peu plus tard.

Je suis allé aussi à Londres pour me coordonner avec les Anglais qui avaient programmé 2 vols spéciaux pour cette occasion. Tout le monde voulait être au même endroit à la même heure. Finalement ils sont allés plus à l’ouest que nous.

Concernant l’équipage, j’ai demandé à Éric Célérier s’il pouvait m’accompagner en copilote sur ce vol. C’est un as de la photo. Guy Clément, mécanicien, était intéressé et m’a demandé d’être de l’équipage. Très motivée elle aussi, Carole Guérand était la chef de cabine.

Le 11 août 1999, c’était le jour J, je suis arrivé 3 heures avant. Coup de fil au contrôle aérien « oui ! oui ! on est au courant ». Nous avons effectué la mise en route avec 20 mn d’avance, pour pallier à une panne d’allumage. Une fois que j’ai eu mis en route, je n’ai plus eu d’inquiétudes du tout. Nous avons décollé 10 mn avant l’horaire et retardé ensuite l’accélération supersonique pour perdre ces 10mn. Pour assurer le coup, j’ai anticipé le passage en supersonique mais j’ai ensuite volé à Mach 1.7 pendant un certain temps pour faire fondre l’avance. A Mach 1.7, on perd 6 secondes par minute par rapport à Mach 2, ce qui permettait de contrôler aisément le recalage du timing à chaque point de passage. Je les avais espacés de 4 minutes seulement.

En cabine, avant l’éclipse il y a eu un service minimum de genre petit-déjeuner puis, ils ont fait des répétitions de « rotations passagers » c’est-à-dire de changements de siège pour que chacun ait 2 minutes au hublot. Ces répétitions n’ont pas été inutiles. J’avais annoncé que l’éclipse ne se verrait que du côté droit et qu’il fallait donc accepter la règle du jeu. Durant tout le vol (1h45), on a été constamment sous éclipse. Dès qu’on a décollé, qu’on est sorti des nuages, l’éclipse partielle avait débuté. En faisant tourner les gens dès le début ils ont pu voir l’éclipse partielle devenir de plus en plus totale.

La boucle du vol éclipse AF4500

Il faut dire merci aux contrôleurs anglais qui nous géraient car nous nous présentions face au flot des long-courriers qui, à cette heure-là, rentrent des US. Malgré notre grande vitesse, ils ont su nous faire monter à travers eux, ce qui n’est pas si simple.

J’ai eu une petite émotion au moment d’entamer le virage à droite qui allait nous placer sur la trajectoire. Au pifomètre, je n’aurais pas du tout tourné là et je me serais planté car la tache semblait loin. La vitesse de rapprochement était de 5000km/h. J’ai fait confiance aux calculs et j’ai eu raison car durant le virage, j’ai vu l’ombre s’approcher à une vitesse phénoménale. En fin de virage, nous étions sur l’axe et l’éclipse nous est « passée dessus ». On avait allumé les éclairages du cockpit et soudain la nuit complète s’est faite. On était à 16 secondes de l’horaire prévu ! J’ai su que c’était gagné quand j’ai vu les grains de Baily, ce collier de perles lumineuses causées, en début et fin d’éclipse totale, par le passage des rayons du soleil entre les montagnes lunaires.  C’est à ce moment que j’ai commencé ce fameux virage à gauche à 12° d’inclinaison. Cela a réduit la hauteur apparente du soleil à 33° (sa vraie hauteur étant de 45°), donc plus facilement visible par les passagers. Pour la même raison, côté gauche de l’appareil, l’aile était inclinée de 12° vers le sol, permettant de mieux voir l’ombre de l’éclipse.  Après les 9 minutes d’éclipse totale, les gens ont continué à tourner un moment et puis tout d’un coup, il y a eu des hourrahs, on a entendu les bouchons de champagne qui sautaient, nos passagers étaient fascinés par ce qu’ils avaient vu. Et nous aussi au cockpit, nous étions très heureux parce que réussir ce vol était quand même une gageure.

Eric Célérier, Guy Clément et Jean Prunin, un équipage heureux !

Mais il ne fallait pas s’endormir car nous foncions à Mach 2 vers le Pays de Galles et il a fallu virer pour éviter Lands End où des millions de gens s’étaient massés. Il ne s’agissait pas de les « banguer » ! J’ai décéléré face à la Bretagne et nous avons réintégré le trafic normal. Pour finir en beauté, j’ai essayé de bien poser l’avion.

Ensuite était programmé un déjeuner avec tous les passagers. Cela m’a permis de tout expliquer de la trajectoire et de la tactique mise en œuvre, ce que je n’avais pas voulu faire avant. Même si les hublots sont petits et si l’avion n’est pas vraiment fait pour ça, les gens n’ont pas été déçus. Tout s’est déroulé comme prévu. J’ai eu beaucoup de chance. Je reçois encore aujourd’hui des témoignages de passagers enchantés de leur vol.

Ce fut certainement le plus beau vol de ma vie »

JP

On peut dire que ce vol a été une réussite et que c’est à Jean Prunin qu’on le doit. S’il a bénéficié, grâce à ses connaissances à l’IAP, de la trajectoire très précise de l’éclipse, c’est lui qui a su déterminer un profil de vol adapté à Concorde, en temps, vitesse et altitude et permettant de pallier à toute mauvaise surprise. Il a su se placer à l’endroit idéal au moment idéal avec, cerise sur le gâteau, les 12° d’inclinaison pour mieux voir ! Ce jour-là, Jean Prunin a porté les couleurs d’Air France au plus haut.

Jean Prunin a rejoint les étoiles le 31 mars 2015.

Pour vivre ce vol côté cabine lire l’article très complémentaire de Carole Guérand « A la poursuite du soleil noir ». Carole nous a fait cette confidence : « Jean disait que pour faire ce vol, il aura fallu une louche de mathématiques, une cuillère à café de bon sens, un doigt d’intuition, un zest d’expérience, un grain de réalisme et une pincée de charme … »