Par Kenneth Owen
« Concorde, a new shape in the sky »
Après avoir travaillé pour le magazine « Flight », Kenneth Owen fut, durant de nombreuses années, correspondant technique pour « The Times ». Il publie en 1982, avec la coopération du Science Museum de Londres, « Concorde, a new shape in the sky ». En introduction, l’auteur précise que ce livre tente de présenter au grand public, peut être pour la première fois, les réels défis techniques que dut relever le programme Concorde. Ce livre met en relief ce qui était planifié et ce qui s’est réellement passé ; comment la question d’un avion de transport supersonique se posait dans les années 60 et comment on pouvait la juger vingt années après (1982).
Pour bien illustrer ce dernier point, le premier chapitre de ce livre choisit de comparer le Convair B58, seul avion capable en 1960 de croiser à Mach 2 et Concorde. Ce chapitre s’intitule « What did it achieve ? » que l’on peut traduire par « Qu’a réussi Concorde ? ».
Le vendredi 26 mai 1961, un bombardier Convair B58 Hustler de l’US Air Force, appartenant au Strategic Air Command, 43rd Bomb Wing, battait le record de vitesse au cours d’un vol non stop de Forth Worth (Texas) à Paris Le Bourget via Washington DC et New York. Durant la majeure partie de la traversée de l’Atlantique, l’avion avait volé à deux fois la vitesse du son, c’est-à-dire Mach2 ; à deux reprises, ayant ralenti à vitesse subsonique, il était descendu pour refaire le plein carburant en vol grâce à des avions ravitailleurs KC135. Les 5800 km de New York à Paris avaient été couverts en 3 heures, 19 minutes et 44 secondes à une vitesse moyenne de 1750 km/h. « A 16h40 heure locale, le bombardier aux lignes effilées, suivi par une fumée légère, se présente au dessus de la piste du Bourget avant de passer soudainement en vent arrière dans un bruit de tonnerre, remplissant l’espace de vapeurs brûlantes et de fumées de kérosène ». Ainsi le magazine Flight relatait l’évènement. Le Hustler transportait un équipage de 3 personnes – Major William Payne, commandant de bord, Major William Polhemus, navigateur et Captain Raymond Wagener, opérateur système de défense – qui, plus tard, recevront deux distinctions américaines pour leur exploit : le « Mackay Trophy » pour le plus méritoire vol de l’Air Force de l’année et le « Harmon Trophy » pour un « outstanding and extraordinary » fait de pilotage.
Le bombardier stratégique Convair B58 Hustler
Au cours d’une démonstration en vol la semaine suivante, le samedi 3 juin, lors du Salon du Bourget, le même Hustler, piloté par un équipage différent (Major Elmer Murphy, Major Eugene Moses et First Lieutenant David Dickerson) s’écrasait sur perte de contrôle, tuant ainsi les 3 hommes.
Le Hustler était détenteur d’une poignée de records du monde de vitesse mais, en opérations normales, sa vitesse de croisière était de Mach 0.91. C’était, de l’avis d’un colonel du Strategic Air Command, une arme formidable.
L’équipage était enfermé dans 3 cockpits séparés, placés l’un derrière l’autre ; le pilote disposait d’un bon champ de vision mais les deux autres membres d’équipage ne disposaient que de deux vitres latérales de 10 sur 15 centimètres. Chaque siège était entouré de deux coquilles qui, en se refermant telles des mâchoires, formaient une capsule éjectable, un système extrêmement compliqué mais 100% efficace, conçu après que de nombreux navigants aient perdu la vie en utilisant un siège éjectable plus conventionnel. Il y avait quelques précautions à prendre lorsqu’on utilisait cette capsule éjectable. « Attention » disait le manuel d’utilisation, « ne pas ajouter de coussins sur le siège sinon il y a risque de blessures à la colonne vertébrale lors de l’éjection. En se comprimant, les coussins supplémentaires permettent à la capsule de prendre un surcroît d’accélération avant de transmettre son énergie au membre d’équipage ». Un autre « warning » spécifiait : « Si une seule main est utilisée pour déclencher l’éjection, assurez vous que l’autre main est à l’intérieur de la capsule ». Dans le cas contraire cette main pouvait être sectionnée lors du claquement en position fermée des coquilles.
Siège équipage, avant et après la fermeture de ses coquilles
La consommation carburant des quatre turboréacteurs, montés sous la voilure delta, était multipliée par cinq lorsque l’avion passait de subsonique en supersonique. A Mach 2, la température de peau du Hustler atteignait 130°C à la pointe avant. L’équipement électronique était complexe et avait tendance à mal fonctionner à haute vitesse et températures élevées. « Quand il marche bien, c’est une diva » rapportait un lieutenant colonel de l’Air Force, après un vol record sur une longue distance, « en revanche, lorsque les équipements commencent à nous égarer suite à des dysfonctionnements en relation avec une température excessive, nous revenons tout de suite aux procédures basiques. C’est ce qui s’est passé aujourd’hui. Quand nous sommes repassés en subsonique, la température est redescendue et tout est redevenu normal. » Au cours de ce même vol, le ravitaillement en vol avait été difficile et du carburant s’était répandu sur le pare brise pilote lorsque le Hustler s’était connecté à la perche de ravitaillement. « J’ai réussi à ravitailler avec seulement trois à quatre déconnections ; ça m’a donné l’impression de conduire une voiture dans une forte averse, de nuit et sans essuie glace. Nous disposons d’un système d’évacuation de la pluie sur le pare brise gauche mais il n’est pas prévu pour fonctionner à plus de … 220 nœuds. »
Parmi les particularités de pilotage du Hustler, les pilotes de l’USAF mentionnaient souvent le besoin de transfert du centre de gravité par déplacement de carburant. « Ralentir de supersonique à subsonique sans déplacer le centre de gravité vers l’avant a pour conséquence de rendre l’avion instable c’est-à-dire incontrôlable. A l’occasion de deux accidents au moins, une mauvaise position du centre de gravité était en cause. Le B58 décollait et atterrissait à, environ, 200 nœuds (370 km/h). Il ne disposait ni de volets, ni de spoilers, ni de reverse et, pour nous arrêter, on comptait sur le parachute. Un autre problème à l’atterrissage était la vision de la piste. Il était difficile de la voir à cause du nez de l’avion. Nous devions pratiquement avoir le casque contre la verrière pour voir à peu près correctement mais dans ce cas notre tête était … hors de la capsule ».
Ces petits défauts mis à part, le Hustler était un avion d’arme efficace quand tous ses systèmes fonctionnaient. Sauf qu’une panne moteur à Mach 2 signait l’arrêt de mort de l’équipage car l’appareil éclatait sous les forces engendrées par la dissymétrie. C’est ce qui est arrivé souvent. « Le Hustler était un avion effrayant » remarquait un pilote d’essais expérimenté. « Il n’y eut que 128 B58 achetés par l’Air Force » notait un ancien commandant d’escadrille de Hustler. « En novembre 63, il n’en restait plus que 95. Il y avait eu beaucoup d’accidents ».
Ainsi était le vol supersonique au début des années 60. Traverser l’Atlantique permettait alors de gagner des médailles pour « outstanding and extraordinary » fait de pilotage. En opérations normales (« normal » étant tout relatif puisque le Hustler emportait une « grosse » bombe atomique et quatre « petites »), les incursions dans le domaine supersonique jusqu’à Mach 2 étaient brèves et pouvaient s’avérer dangereuses. Ce risque n’était pris que par des pilotes d’essais, dans l’intérêt de la science, et par quelques équipages du Strategic Air Command dans l’intérêt de la défense du pays.
Cinq jours après le fatal accident du Hustler au Bourget en 1961, des représentants de British Aircraft Corporation et de Sud Aviation se rencontraient pour la première fois à Paris pour discuter d’une éventuelle collaboration autour d’un projet d’avion civil supersonique.
Le jeudi 17 mai 1979, mon premier verre de Dom Pérignon 1970 m’était servi 16 minutes après le décollage alors que l’avion volait juste en dessous de la vitesse du son. Du champagne allait encore couler alors que je dégustais du caviar en canapé à Mach 1.4. Alors que l’avion continuait d’accélérer, le personnel de cabine disposait une nappe en tissu bleu devant chacun des 80 passagers et servait du saumon fumé pour commencer notre dîner. Le Suprême de Poulet à l’Impériale me parut bon, à Mach 2, tout comme le Tournedos à la Bordelaise ainsi que les côtes d’agneau grillées. Avec le Chablis et le Claret (Château Léoville Las Cases 1971) nous étions pleinement satisfaits. Le dîner allait vers une conclusion heureuse avec le café (Cockburn’s Special Reserve), et le Liverpool Philharmonic’s Enigma Variations dans les écouteurs tandis que nous progressions à Mach 2.02 au dessus de l’Atlantique.
Nous étions les heureux passagers du vol British Airways BA 189, de Londres Heathrow à Washington Dulles. L’avion était un Concorde.
Poste opérateur du système de défense sur B58 – Passagers Concorde en supersonique
Un vol à bord de l’avion de ligne supersonique franco-anglais est à la fois exceptionnel et routinier. Exceptionnel au regard de la vitesse affichée au Machmètre de cabine ; routinier dans le déroulement du vol lui-même (comparable à un vol première classe habituel). Les fenêtres sont plus petites que celles d’un avion de ligne conventionnel mais lorsque vous regardez à l’extérieur, vous réalisez que vous volez plus haut : le ciel est bleu sombre, les nuages sont bien plus bas et l’horizon montre distinctement la courbure de la terre. Mais passer ce que l’on appelle le mur du son est un non-évènement. Où est le mur ? deux légers à-coups sont ressentis, au moment où les post combustions sont mises en fonctionnement (deux par deux) pour permettre à l’avion de traverser la zone transsonique vers Mach 2.
Le passager sait que l’appareil vole à plus de 2000 km/h mais il n’a aucune impression de vitesse. Sur la peau de l’avion, derrière la vitre, la température est aux environs de 92°C ; à l’intérieur, la température cabine est confortable. D’un point de vue de passager, Concorde vole comme un autre avion.
Ce confort passager et cette routine de la ligne ont été obtenus grâce à la prouesse technique des chercheurs, des ingénieurs des Bureaux d’Etudes et des équipes sol et vol des Constructeurs ainsi que grâce au professionnalisme de l’équipage qui mène aujourd’hui notre avion à travers l’Atlantique. Pour l’observateur, le poste de pilotage semble étroit et resserré bien qu’en fait il soit bien équipé et bien agencé. Les 2 pilotes et le mécanicien navigant sont bien occupés alors que leurs passagers se relaxent dans la cabine derrière eux ; occupés non parce que Concorde est difficile à faire voler (en vérité la majeure partie des fonctions de pilotage et de navigation sont automatiques) mais parce qu’ils doivent penser à la même vitesse que l’avion. Une tâche est de surveiller le bon fonctionnement de l’ensemble des systèmes complexes dont dépend le vol en sécurité de l’avion ; une autre est de se tenir prêt à répondre – instantanément – à n’importe quelle situation inusuelle ou d’urgence.
En vol de croisière, l’équipage regarde devant lui, au travers de deux pare-brise ; un conventionnel à l’endroit habituel ; et devant lui, une visière transparente longue et inclinée qui donne à Concorde sa ligne effilée et agit comme bouclier anti chaleur. A la pointe du nez, la température en croisière peut atteindre 127°C. Pour un observateur au cockpit, c’est comme si les pilotes étaient en train de conduire une voiture avec un très long capot sur lequel on aurait attaché une serre de jardin.
Dans la cabine passagers, nous attachons nos ceintures normalement et nous préparons à l’atterrissage à Washington. Le Concorde vole, à présent, à vitesse subsonique et, comme un autre avion, se mêle à l’intense trafic aérien de la côte est. L’approche et l’atterrissage, eux aussi, semblent conventionnels aux passagers. Une seule chose diffère. Nous avons décollé de Heathrow à 18h40 et nous atterrissons à Dulles à 17h25. Nous avons parcouru les 6100 km en 3 heures et 45 minutes. Le meilleur avion contemporain mettra au moins le double de temps. Par essence, c’est ça la réussite de Concorde. Des opérations de routine à deux fois la vitesse du son.
Ainsi est le vol supersonique à la fin des années 70. Vous voyez la courbure de l’écorce terrestre et vous arrivez avant d’être parti ; ça c’est voler !
Le vendredi 18 mai 1979, 17 minutes après le décollage de Washington, le premier verre de Dom Pérignon 1970 m’était servi alors que l’avion volait juste en dessous de la vitesse du son. Devant moi se profilaient le Homard du Maine, les Médaillons de Veau aux Chanterelles, le Suprême de Canard Bigarade, le Cockburn’s Special Reserve, le Concerto d’Elgar et … Mach 2.
Kenneth Owen
Extrait de « Concorde New shape in the sky ».
Traduction Pierre Grange