Par Kenneth Owen
Dans les premières pages de son livre « Concorde a new shape in the sky », Kenneth Owen compare le Convair B58, seul avion capable en 1960 de croiser à Mach 2 et Concorde. Ci-dessous un court extrait de ce premier chapitre qui permet de mieux comprendre les défis technologiques qui ont dû être relevés par le programme Concorde.
Le vendredi 26 mai 1961, un bombardier Convair B58 Hustler de l’US Air Force, appartenant au Strategic Air Command, 43rd Bomb Wing, battait le record de vitesse au cours d’un vol non stop de Forth Worth (Texas) à Paris Le Bourget via Washington DC et New York. Durant la majeure partie de la traversée de l’Atlantique, l’avion avait volé à deux fois la vitesse du son, c’est-à-dire Mach 2 ; à deux reprises, ayant ralenti à vitesse subsonique, il était descendu pour refaire le plein carburant en vol grâce à des avions ravitailleurs KC135. Les 5800 km de New York à Paris avaient été couverts en 3 heures, 19 minutes et 44 secondes à une vitesse moyenne de 1750 km/h. « A 16h40 heure locale, le bombardier aux lignes effilées, suivi par une fumée légère, se présente au dessus de la piste du Bourget avant de passer soudainement en vent arrière dans un bruit de tonnerre, remplissant l’espace de vapeurs brûlantes et de fumées de kérosène ». Ainsi le magazine Flight relatait l’évènement.
Le Hustler transportait un équipage de 3 personnes – Major William Payne, commandant de bord, Major William Polhemus, navigateur et Captain Raymond Wagener, opérateur système de défense – qui, plus tard, recevront deux distinctions américaines pour leur exploit : le « Mackay Trophy » pour le plus méritoire vol de l’Air Force de l’année et le « Harmon Trophy » pour un « outstanding and extraordinary » fait de pilotage.
Le bombardier stratégique Convair B58 Hustler
Au cours d’une démonstration en vol la semaine suivante, le samedi 3 juin, lors du Salon du Bourget, le même Hustler, piloté par un équipage différent (Major Elmer Murphy, Major Eugene Moses et First Lieutenant David Dickerson) s’écrasait sur perte de contrôle, tuant ainsi les 3 hommes.
L’équipage était enfermé dans 3 cockpits séparés, placés l’un derrière l’autre ; le pilote disposait d’un bon champ de vision mais les deux autres membres d’équipage ne disposaient que de deux vitres latérales de 10 sur 15 centimètres. Chaque siège était entouré de deux coquilles qui, en se refermant telles des mâchoires, formaient une capsule éjectable, un système extrêmement compliqué mais 100% efficace, conçu après que de nombreux navigants aient perdu la vie en utilisant un siège éjectable plus conventionnel. Il y avait quelques précautions à prendre lorsqu’on utilisait cette capsule éjectable. « Attention » disait le manuel d’utilisation. « Si une seule main est utilisée pour déclencher l’éjection, assurez vous que l’autre main est à l’intérieur de la capsule ». Dans le cas contraire cette main pouvait être sectionnée lors du claquement en position fermée des coquilles.
Siège équipage, avant et après la fermeture de ses coquilles
Le B58 décollait et atterrissait à, environ, 200 nœuds (370 km/h). Il ne disposait ni de volets, ni de spoilers, ni de reverse et, pour s’arrêter, il fallait compter sur le parachute. Un autre problème à l’atterrissage était la vision de la piste. Il était difficile de la voir à cause du nez de l’avion. « Nous devions pratiquement avoir le casque contre la verrière pour voir à peu près correctement mais dans ce cas notre tête était … hors de la capsule ».
Ces petits défauts mis à part, le Hustler était un avion d’arme efficace sauf qu’une panne moteur à Mach 2 signait l’arrêt de mort de l’équipage car l’appareil éclatait sous les forces engendrées par la dissymétrie. C’est ce qui est arrivé souvent. « Le Hustler était un avion effrayant » remarquait un pilote d’essais expérimenté. « Il n’y eut que 128 B58 achetés par l’Air Force » notait un ancien commandant d’escadrille de Hustler. « En novembre 63, il n’en restait plus que 95. Il y avait eu beaucoup d’accidents ».
Ainsi était le vol supersonique au début des années 60. Traverser l’Atlantique permettait alors de gagner des médailles pour « outstanding and extraordinary » fait de pilotage. En opérations normales (« normal » étant tout relatif puisque le Hustler emportait une « grosse » bombe atomique et quatre « petites »), les incursions dans le domaine supersonique jusqu’à Mach 2 étaient brèves et pouvaient s’avérer dangereuses. Ce risque n’était pris que par des pilotes d’essai dans l’intérêt de la science, et par quelques équipages du Strategic Air Command dans l’intérêt de la défense du pays.
Le jeudi 17 mai 1979, mon premier verre de Dom Pérignon 1970 m’était servi seize minutes après le décollage alors que l’avion volait juste en dessous de la vitesse du son. Du champagne allait encore couler alors que je dégustais du caviar en canapé à Mach 1.4. Le dîner allait vers une conclusion heureuse avec le café (Cockburn’s Special Reserve), et le Liverpool Philharmonic’s Enigma Variations dans les écouteurs tandis que nous progressions à Mach 2.02 au-dessus de l’Atlantique.
Nous étions les heureux passagers du vol British Airways BA 189, de Londres Heathrow à Washington Dulles. L’avion était un Concorde.
Poste opérateur système de défense sur B58 – Passagers Concorde en supersonique
Un vol à bord de l’avion de ligne supersonique franco-anglais est à la fois exceptionnel et routinier. Exceptionnel au regard de la vitesse affichée au Machmètre de cabine ; routinier dans le déroulement du vol lui-même (comparable à un vol première classe habituel). Les fenêtres sont plus petites que celles d’un avion de ligne conventionnel mais lorsque vous regardez à l’extérieur, vous réalisez que vous volez plus haut : le ciel est bleu sombre, les nuages sont bien plus bas et l’horizon montre distinctement la courbure de la terre. Mais passer ce que l’on appelle le mur du son est un non-évènement. Où est le mur ? deux légers à-coups sont ressentis, au moment où les post combustions sont mises en fonctionnement (deux par deux) pour permettre à l’avion de traverser la zone transsonique vers Mach 2.Le passager sait que l’appareil vole à plus de 2000 km/h mais il n’a aucune impression de vitesse. Sur la peau de l’avion, derrière la vitre, la température est aux environs de 92°C ; à l’intérieur, la température cabine est confortable. D’un point de vue de passager, Concorde vole comme un autre avion.
En vol de croisière, l’équipage regarde devant lui, au travers de deux pare-brise ; un conventionnel à l’endroit habituel ; et devant lui, une visière transparente longue et inclinée qui donne à Concorde sa ligne effilée et agit comme bouclier anti-chaleur. A la pointe du nez, la température en croisière peut atteindre 127°C. Pour un observateur au cockpit, c’est comme si les pilotes étaient en train de conduire une voiture avec un très long capot sur lequel on aurait attaché une serre de jardin.
Dans la cabine passagers, nous attachons nos ceintures normalement et nous préparons à l’atterrissage à Washington. Le Concorde vole, à présent, à vitesse subsonique et, comme un autre avion, se mêle à l’intense trafic aérien de la côte est. L’approche et l’atterrissage, eux aussi, semblent conventionnels aux passagers. Une seule chose diffère. Nous avons décollé de Heathrow à 18h40 et nous atterrissons à Dulles à 17h25. Nous avons parcouru les 6100 km en 3 heures et 45 minutes. Le meilleur avion contemporain mettra au moins le double de temps. Par essence, c’est ça la réussite de Concorde : des opérations de routine à deux fois la vitesse du son.
Ainsi est le vol supersonique à la fin des années 70. Vous voyez la courbure de l’écorce terrestre et vous arrivez avant d’être parti ; ça c’est voler !
Kenneth Owen
Extrait du premier chapitre de « Concorde New shape in the sky »
Ce premier chapitre peut être consulté dans son intégralité via le lien « Concorde vs Convair B58 » Traduction Pierre Grange