Vol AF4500 du 11 août 1999. CDG-CDG
« Le jour de voir est arrivé ! »
Par Carole Guérand
Chef de Cabine et Instructeur Concorde (1985-2000).
Ce matin du 11 août, je retrouve mon équipage, à 8 heures, à la Cité Air France, pour un briefing très spécial… Férue d’astronomie depuis une mémorable visite nocturne à l’Observatoire du Pic du Midi, il y a quelques décennies, je ne manquerais pour rien au monde ce rendez-vous précis dans le temps et dans l’espace… et pour être sûre d’être à l’heure, j’ai dormi à Roissy !
Pendant plus d’un an, notre CDB M. Jean Prunin, grand amateur d’astronomie (plus qu’éclairé) a tout fait pour mettre en place ce vol d’exception avec M. Alain Superbie, Directeur de l’Association Française d’Astronomie. Les derniers mois, Jean Prunin m’a tenue informée de l’évolution de ce projet hors du commun. Il s’agissait de lancer Concorde à la poursuite de l’ombre de la lune glissant dans le ciel à 3500 km/h et de vivre six minutes dans une éclipse totale de soleil à 17 kilomètres d’altitude. L’éclipse va se produire dans une bande de l’hémisphère nord allant de Gander (9h30 TU) à Karachi (12h35TU).
En étroite collaboration avec le Bureau des Longitudes et avec l’OPL Eric Célérier et l’OMN Guy Clément, Jean Prunin a élaboré minutieusement un plan de vol, particulièrement difficile à étudier et à mener.

L’objectif est de quitter CDG en direction de l’Atlantique et de se positionner à Mach 2, au cœur de la « Bande de Totalité » qui va de La Hague à la Lorraine et « d’accrocher » une tache d’ombre filant à notre rencontre à environ 1km et demi par seconde. Les calculs de déplacement de l’ombre géante sont réalisés à la seconde et au kilomètre près ; ils vont permettre une vision saisissante de la dernière éclipse totale du XXème siècle ! La prochaine se déroulera en France le 3 septembre 2081…

L’équipage du vol AF4500. De gauche à droite, Jean Prunin, Guy Clément, Eric Célérier et, équipés de leurs lunettes spéciales « éclipse », Olivier Ghiringhelli, Myriam Barbero, Valérie Bouges, Géraldine Baille, Carole Guérand et Karim Ben Othman.
Venus des quatre coins de France et d’Europe, cent passagers, tous admirateurs de Concorde et passionnés d’éclipse, ont réservé, depuis des mois, leur siège sur ce vol exceptionnel, intitulé « Le Jour de Voir est arrivé » !… Ce matin, à 7h30, après un petit déjeuner dans le salon « Concorde » de l’hôtel Hilton, Alain Superbie leur donne les dernières informations relatives au choix du plan de vol.
La procédure du changement de places est expliquée dans le détail : au moment décidé par le CDB et sur application stricte des directives d’Alain Superbie, ils devront permuter de sièges ; les échanges sont organisés par travées de quatre, afin que chacun puisse contempler, à tour de rôle, l’éclipse solaire et l’ombre de la lune. Cinq permutations sont prévues :
– Pendant que les deux passagers, dont la place côtoie le hublot de droite, contempleront la couronne solaire, les deux passagers placés au hublot de gauche verront l’ombre de la lune courant sur l’océan, et les passagers « côté allée », devront attendre leur tour…
– Au 1er top Chrono, les « voisins » permuteront de chaque côté.
– Au 2ème top, les passagers « côté couloir » permuteront à leur tour.
– Au 3ème top, les nouveaux « voisins » échangeront leur siège… et ainsi de suite, pendant 6 minutes et 32 secondes précises… dans le noir !
Chaque passager possède son propre plan de permutation pastillé de différentes couleurs : H/C pour Hublot/Couloir et C/C pour Couloir/Couloir. Des lunettes spécialement conçues ont été distribuées.
Nous avons également à bord une équipe TV de cinq personnes et plusieurs journalistes de divers journaux et revues scientifiques. Il est prévu pendant le vol une liaison téléphonique, en direct sur une antenne radio.
9h30. Embarquement « dynamique » de nos 100 invités. 10h40, fermeture des portes ; push-back. 11h06, décollage. Nous partons, en priorité, quelques minutes avant le vol quotidien AF002 à destination de JFK, car la réussite de cette observation est liée au respect de l’horaire programmé. Nous filons vers l’ouest, sur le sud de l’Irlande ; la procédure antibruit a été activée.
Le ballet de la lune avec le soleil a déjà commencé ; c’est la phase partielle de l’éclipse ; tous les yeux sont parés de lunettes… Les Mirage 2000 affrétés par TF1 arrivent vers nous, à gauche, en bas… mais pas pour longtemps !
Installé derrière le CDB, un jeune et brillant astrophysicien de l’Observatoire de Meudon, Vincent Coudé du Foresto, familier des éclipses, savoure pleinement le moment… Notre invité d’Honneur est M. Audouin Dollfus, astronome retraité de 75 ans ; ses travaux de recherche en astronomie ont contribué notamment à la mise au point du coronographe – instrument conçu pour pouvoir observer la couronne solaire, hors période d’éclipse – et qui a servi à effectuer les premières mesures nécessaires au lancement des sondes.

Jean Prunin, Audouin Dollfus, Alain Superbie – Alain Superbie, Vincent Coudé du Foresto et Guy Clément
Il me raconte, les yeux pétillants de malice, comment dans les années 50, il a passé huit heures à 14000 mètres d’altitude, dans une sphère métallique surmontée d’un télescope et tirée par une immense grappe de ballons … pour observer le soleil !
La première partie du vol est consacrée à la répétition du « ballet des permutations » ; les changements devront s’effectuer avec convivialité et discipline. A l’avant, rideau ouvert, Alain Superbie coordonne la manœuvre en donnant les « top Changements » avec le Public Adress. La cabine étant éteinte, nous volerons pendant six minutes dans le noir complet ! Pour des raisons de sécurité évidentes, hôtesses et stewards sont répartis en cabine, toutes les cinq rangées, pour éviter tout déplacement collectif qui pourrait déstabiliser Concorde. Je me place, comme prévu, au niveau de l’office avant afin de filtrer les visites inopinées au cockpit et pour veiller au bon déroulement de l’opération.
Nous atteignons bientôt la vitesse supersonique ; tous les yeux sont rivés sur le machmètre… Mach 2 ! Les applaudissements crépitent ! Le commandant nous annonce voir la zone de totalité approcher… Le soleil décroît : éclairage des appareils de bord dans le cockpit. Concorde s’incline doucement à droite ; Jean Prunin entame le demi-tour au-dessus de l’Atlantique, par un large virage, finement ajusté, qui durera six minutes et fera un peu plus de 180 kilomètres de diamètre… La ligne brillante de l’horizon bascule pour se placer en diagonale à 45°, puis s’assombrit de plus en plus vite ; nous approchons du cône d’ombre qui fonce vers Concorde à 800 mètres/seconde.
Alain Superbie, en direct sur Europe 1, annonce : « Entrée dans l’ombre, début de la totalité ». Il est 12h24. Les passagers silencieux observent la décroissance du soleil, puis découvrent l’ultime reste de lumière, « l’éclat de diamant » … La crête des nuages est devenue violacée, une obscurité envahit Concorde ; Le lointain reste encore lumineux tandis que le ciel, au-dessus, est totalement noir. Un sentiment de plénitude règne en cabine…

Soudain des Ohhh !… et des Ahhh !… L’émotion est collective. La couronne solaire apparaît…en haut, à gauche, perdue dans l’immense obscurité ; son éclat est intense, elle brille comme du cristal brut ; ses protubérances magnifiques sont visibles à l’œil nu ; on peut voir ses draperies de flammes roses orangées. Juste sous le soleil, Vénus est là, ponctuelle, scintillante… Il y a aussi Véga, Sirius et surtout Mercure, à droite, rarement visible dans des conditions normales. Ce tableau éphémère est pour moi la source d’une émotion intense. Je mémorise à jamais ces instants magiques…instants d’éternité…
Par le hublot de gauche, c’est l’ombre de la lune qui force le regard. L’horizon se frange de rose et de mauve ; l’océan est recouvert par une mer de nuages d’une couleur ardente, d’un violet pur, très foncé…une teinte extrême, jamais vue dans la nature.
Debout dans le couloir du cockpit, Alain Superbie donne les tops de permutations toutes les minutes et demie :
– H/C ! (Pour les passagers Hublot/Couloir)
– C/C ! (Pour les passagers Couloir/Couloir)
… assisté magistralement par l’équipage.

Une activité intense, ponctuée de rires règne à bord. Le soleil étant très haut sur l’avant, il faut contempler le spectacle en biais, le regard vers le zénith, le visage en ventouse sur la vitre… et nos invités ne manquent pas d’imagination ! A genoux, allongés sur le sol, la tête à l’envers ou coincée entre les sièges, toutes les positions sont bonnes pour suivre l’éclipse ! Les uns passent sur les unes, puis les unes sur les autres et les autres sur les uns… et ainsi de suite jusqu’au dernier top !… Au final, une grande partie de nos invités se retrouvent concentrés « sur et sous » les sièges de droite, du côté de la couronne solaire…avec la complicité bienveillante et amusée de Valérie, Olivier, Myriam, Géraldine et Karim, admirables PNC peu habitués à de telles contorsions sur le Bel Oiseau !
Seuls nos pilotes restent calmes et concentrés sur le plan et les paramètres du vol, entièrement appliqués à leur tâche ; l’OMN, tout à ses cadrans et manettes, est absorbé par la surveillance d’un dispositif technique sophistiqué… Un seul regret probable, le manque de temps pour se délecter à loisir du spectacle magistral qui se déroule sur la Terre comme au Ciel…

Le cockpit à midi locale et en sortie de l’ombre
Annonce au Public Adress : « sortie de l’ombre » ! Je me dirige vers le cockpit encore sombre ; Nous sommes toujours sur l’océan, à 250 kilomètres au large des Cornouailles. La tension est retombée dans la cabine de pilotage, faisant place aux sourires et aux « congratulations » !

Valérie et Olivier « sortent de l’ombre », au cockpit, la tension retombe, place aux sourires !
Audouin Dollfus nous a rejoints et félicite vivement le commandant Jean Prunin, le copilote Eric Célérier et l’officier mécanicien Guy Clément pour la performance réalisée… la justesse des calculs et le succès total de ce rendez-vous historique !
Dans les temps très exacts, l’ombre a dépassé Concorde. La grande tache obscure couvre maintenant tout l’horizon, puis se détache et file devant nous à 2850 km/h. Elle s’approche du lointain, de plus en plus oblique et sombre, puis disparaît … Elle est partie droit vers l’Océan Indien où elle quittera la Terre… Déjà le soleil revient. Les Bravos et les Hourras fusent en cabine ! Mission accomplie ! Champagne ! Les bouchons sautent et les bulles pétillent …
Concorde passe en subsonique. Une surprise attend M. Dollfus qui est invité au poste de pilotage pour assister à l’atterrissage… Nos invités ont regagné leur siège initial, exaltés… Valérie, Géraldine et Myriam vérifient les ceintures dans une cabine enthousiaste, tandis que Karim et Olivier « verrouillent les galleys ». Notre vitesse diminue ; nous revenons droit sur CDG. La visière de Concorde descend doucement… La piste apparaît… Le train est sorti… « Kiss landing » du CDB Jean Prunin.
« Mesdames, Messieurs, nous venons d’atterrir à Paris ; il est 13 heures et 10 minutes… Les applaudissements et les bravos fusent longuement pendant le roulage. L’escalier est avancé. Le débarquement se fait dans la joie et la bonne humeur, après une brève « incursion » dans le poste de pilotage : « Un grand Merci mon Commandant ! Bravo Messieurs les Pilotes ! Comme il est petit votre cockpit !!!… Encore bravo ! »
Avant de partager un déjeuner festif, nous retrouvons nos invités au pied de Concorde, pour la « photo souvenir ».
CG
Toutes photos ©Collection Carole Guérand – DR
Post-Scriptum :
– En plus de cet exploit, notre « Commandant-Astronome » a gagné 2 minutes et 30 secondes sur sa course avec la lune ! Par de subtiles actions, sur le manche et le palonnier, M. Prunin nous a offert 8 minutes et 10 secondes d’éclipse totale, soit environ quatre fois plus que les observateurs au sol…
– Monsieur Audouin Dollfus prolonge aujourd’hui son rêve dans les étoiles… Il est parti en octobre 2010, à 85 ans. Depuis sa retraite, il était devenu « Astronome honoraire à l’observatoire de Meudon. »
– Grand professionnel de Concorde, toujours disponible et bienveillant, Olivier Ghiringhelli travaillait dans l’excellence… Il nous a quittés le 27 septembre 2003. »
Pour en savoir plus sur la genèse de ce vol exceptionnel, “11 août 1999, le plus beau vol de ma vie, par Jean Prunin“
Au pied de l’avion pour la photo souvenir
