Vol 122, stupeur et tremblements

Par Pierre Grange

26 janvier 1971, cela fait bientôt 3 mois que les prototypes Concorde ont atteint Mach2. Le 122ème vol du 001 est prévu sans histoire. Mis à part Michel Rétif le mécanicien navigant du 1er vol, c’est l’équipe B des essais en vol qui est aux commandes. Gilbert Defer et Jean Pinet pilotes, Hubert Guyonnet à la radio, Claude Durand et Jean Conche au pupitre ingénieur. Il y a même à bord un représentant des services officiels : Francis Gillon, un ingénieur du CEV qui est admis en observateur.

Le vol consiste à mesurer la performance à Mach 1.46 et 1.89 avec un nouveau réglage des moteurs puis à faire des essais de structure à la « conjonction » Mach 2 et 530 nœuds. C’est le point du domaine de vol de Concorde où la pression dynamique est maximale.  

Ce jour-là, pour tenir Mach 2, il faut être plein gaz sur les 4 moteurs et avoir une postcombustion allumée de chaque côté, sur les moteurs 1 et 3 en l’occurrence. A la fin de la phase à Mach 2 le 001 vole à 50 mille pieds. Afin de ralentir, Gilbert commande à Jean Pinet, la coupure des postcombustions. C’est au moment où Jean actionne la palette de réchauffe du moteur 3 que l’enfer s’abat sur le 001 : des trépidations frénétiques secouent le cockpit, accompagnées par le bruit assourdissant d’un canon tirant en rafales. Gilbert réduit complètement les moteurs et le 001 se met à dégringoler. Cette phase violente dure 12 secondes, une éternité pour l’équipage sidéré. Le phénomène cesse aussi brutalement qu’il s’est produit et l’avion se retrouve en descente rapide. Une légère vibration parcourt la structure. Le moteur 3 revient à la vie grâce au système de rallumage automatique mais pas le 4 et Michel Rétif ne parviendra pas à le remettre en route.

Gilbert poursuit la descente et la décélération. C’est Claude Durand qui découvrira l’origine de l’incident en jetant un coup d’œil dans l’hyposcope (un périscope tourné vers le bas qui permet d’inspecter le dessous de l’avion). « Merde, les barons … on a perdu l’entrée 4 ! ». Il décrit dans l’interphone, la rampe arrachée et la bouche d’entrée d’air endommagée. Gilbert va encore réduire la vitesse pour se placer dans une zone de vibrations minimales. Le retour sur Toulouse se fera précautionneusement sur 3 moteurs. Au parking, il y a foule pour constater les dégâts. Pour la première fois, Concorde a perdu des morceaux ! André Turcat et Jean Franchi sont déçus de ne pas avoir été sur le vol.

Schéma d’une entrée d’air – Vue de son intérieur – 1er étage compresseur moteur 4 à l’arrivée du vol 122

L’explication sera rapidement trouvée. A la coupure de la postcombustion, un dysfonctionnement de la régulation moteur 3 a entrainé un pompage moteur suivi du pompage (*) des 2 entrées d’air. On sait que sur des moteurs jumelés, l’entrée d’air adjacente pompe « par sympathie ». A cette vitesse de 530 nœuds, l’énergie est colossale. Près de 200 kg d’air sont absorbés par seconde et leur rejet vers l’avant génère des contraintes importantes. Des charnières ne tiennent pas. Après avoir percuté le premier étage compresseur la rampe avant du moteur 4 est expulsée, endommageant les lèvres d’entrée d’air.

Paradoxalement, cet incident grave renforce la confiance en Concorde car rien n’est à reprendre dans le design. Il ne s’agit que de redimensionner des charnières. Par la suite, en essais comme en exploitation, Concorde va subir de très nombreux autres pompages parfois aussi violents que celui du vol 122, sans autres dommages que l’inquiétude de passagers éventuels. Et surtout la tenue de Concorde sur forte dissymétrie de poussée à Mach 2 a été testée grandeur nature.

Bombardier stratégique Convair B-58 Hustler

On sait que sur le bombardier américain B58, seul quadrimoteur supersonique opérationnel dans les années 60, une telle panne à Mach 2 aurait entraîné la perte de l’appareil par mise en dérapage excessif. Le maintien de la stabilité latérale à grand mach est un problème crucial pour un appareil supersonique. Concorde est équipé d’un dispositif de contre automatique du dérapage qui a bien fonctionné.

Comme l’écrit Jean Pinet dans « Chocs d’ondes de choc », lors du vol 122, Concorde n’a fait que s’ébrouer !

PG

(*) Qu’est-ce que le phénomène de pompage d’entrée d’air ?

En fonctionnement stabilisé, le taux de compression, à Mach 2 est de 8. C’est-à-dire que la partie interne de l’entrée d’air (en bleu foncé sur les schémas) est un réservoir d’air à forte pression. Si la puissance moteur est réduite, même légèrement, et que la position de l’ensemble rampe-divergent n’est pas instantanément réajustée, le choc droit terminal est expulsé de l’entrée d’air. L’air en surpression s’échappe violemment par le bas ; l’entrée d’air se vide. Sa pression chute et elle se remplit à nouveau … le phénomène se reproduit à un rythme de 10 fois par seconde !! C’est le pompage !