Surcharges, vidanges et froncements de sourcils.

Par André Turcat, Essais et batailles – Editions Stock 1977

“Les 23 et 24 août 1974, au cours des vols 62, 63 , 64 et 65 effectués à Toulouse, l’avion Concorde n° 1 a atterri alors que sa masse était encore supérieure d’environ 10 tonnes à sa masse maximale autorisée inscrite au Manuel de vol”. C’est ce que reproche au nom du ministre , l’ingénieur général, Directeur de l’aéronautique, en refusant de même coup la prise en charge des vols par l’Etat. Dans la même lettre un autre reproche : “Par ailleurs, au cours de ces vols, en raison du programme que vous vous étiez fixé, l’équipage a vidangé d’importantes quantités de carburant, plusieurs dizaines de tonnes chaque fois.”

Les faits sont vrais. Et le pilote, Gilbert Defer, a agi avec mon accord. Ils ont été rapportés aux instances officielles par l’observateur permanent auprès de nous, que d’aucuns appellent le flic d’essais, ce qui donne l’atmosphère de certains de nos rapports. Mais nous n’avons rien à dissimuler, et j’assume mes responsabilités à ciel ouvert, une expression que j’aime bien.

Quels étaient ces essais et pourquoi ? Avoir de l’extérieur, et sans intelligence du métier comme le fit l’observateur, c’est effectivement, par beau temps calme, une suite de décollages à forte masse suivis de vidanges de carburant et d’atterrissages. On pouvait penser que nous avions des raisons. Les voici, tirés des échanges de lettres entre le directeur de l’aéronautique d’une part, le directeur technique de notre société et moi-même de l’autre :

“Ces essais poursuivaient en effet l’objectif hautement prioritaire de fournir dans les meilleurs délais des résultats de mesure de bruits aux autorités américaines, et spécialement de vérifier l’efficacité des mesures antibruit applicables notamment sur l’aéroport de New York à la masse maximale.”

“En général, nous avons toujours pris soins de combiner les divers programmes d’essais pour qu’à un décollage lourd succède un vol long, ou pour qu’en cas de panne en vol interdisant d’effectuer l’essai prévu, un autre essai soit fait en échange. Mais l’exécution des mesures de bruit, comme par exemple celle de performance au décollage ou à l’atterrissage ou de panne de moteur, nécessite la réunion de conditions peu fréquemment rencontrées : atmosphère calme, vent faible, bonne visibilité par les cinéthéodolites qui filment la trajectoire. Lorsque ces conditions existent, il est avisé d’en profiter avant qu’elles ne se détériorent, donc de répéter les essais, donc de se poser rapidement après avoir décollé à masse élevée.”

“C’est donc très rapidement pour limiter la quantité de pétrole larguée que j’ai demandé à notre Directeur des Etudes, Gilbert Cormery, un accord pour exécuter quelques atterrissages à des masses pouvant dépasser de 10 tonnes la masse maximale autorisée à l’atterrissage. Tous les responsables d’essais en vol savent bien qu’il s’agit là d’une pratique courante, étant entendu que les pilotes d’essais savent en pareil cas associer aux masses élevées des atterrissages assez doux pour garantir des charges sur le train largement inférieures aux charges limites”.

Gilbert posa effectivement l’avion avec des vitesses verticales six fois inférieures aux vitesses justifiées par le calcul. Après ces explications et ces résultats, on pouvait raisonnablement passer une juste éponge. Mais un officiel français ne se trompe pas.

Il est certain que professionnellement la méthode que nous avions utilisée était justifiée et même avisée. Il est certain alors qu’un système, qui permet à un observateur incompétent de “cafarder” et à un ingénieur général qui n’a jamais fait l’ombre d’un essai de sanctionner des mesures prises par des professionnels agréés, est mauvais. Le rôle des organismes de l’Etat, soient-ils techniques- me paraît être de contrôler la gestion et plus encore de promouvoir la construction aéronautique plutôt que de faire apprendre le métier à ceux qui le savent par ceux qui l’ignorent.

Jamais nos collègues britanniques n’ont eu ce genre d’ennuis.

André Turcat

NDLR : Dans la réédition de l’ouvrage en 2000, André Turcat a retiré 18 pages, dont le texte ci-dessus, en précisant : “Il m’a semblé nécessaire de ne retirer de la première édition que dix-huit pages, soit que l’intérêt en ait disparu, soit que la véhémence de certaines de mes objurgations d’alors ait été injuste ou, au contraire fructueuse.