Par Pierre Grange
Nous sommes en 1988. Depuis quatre ans, le planning nous réserve des surprises et les vols Concorde sont loin de la routine dont certains collègues se moquent. « Alors tu vas où ? » nous lancent-ils goguenards lorsque nous les croisons en salle de départ ; sous-entendu : « T’en as pas marre de New-York ? ». Ce jour-là, je réponds : « je vais à Saint André de l’Eure ! » Effet de surprise garanti car le nom de ce charmant aérodrome normand n’est connu que des amateurs d’aviation légère. Ne laissant pas le temps au moqueur de se reprendre, j’emboîte le pas à Edouard Chemel et Rémi Bonzi qui embarquent dans la navette aux côtés de Jacques Jaufret notre chef de cabine. Nos passagers seront chouchoutés par Annick Bonnet-Moyal, Sonia Darnaudery, Martine Gayon et Nicole Méneveux, un quatuor de charme. (Informations site http://www.lesvolsdeconcorde.com)
J’avais découvert en préparation de vol, le profil très original de notre vol. Edouard, qui avait participé à son étude avec le service Lignes et Infrastructures (DO.NI) était bien au fait de l’affaire. Nous allons effectuer un départ normal, au cap sur Evreux puis Delta (à cette époque, Tesgo s’appelait Delta) mais nous devrons rester dans la région de contrôle de Paris. Pour ce faire, virage avant Delta et retour en descente vers Evreux pour engager une approche comme si nous allions nous poser sur ce terrain. A une hauteur de 1500 pieds, mise en palier puis promenade, en configuration atterrissage, au-dessus de la campagne normande, passage basse altitude à la verticale du petit terrain de Saint André de L’Eure, remise de gaz et retour vers Evreux puis Paris. Etant rapides et très légers cela tient un peu du slalom à ski mais c’est très motivant, d’autant plus qu’il est prévu de faire ça deux fois dans la journée.
Le Club Aéronautique de Saint André (CASA) a acheté ces deux vols, ce dimanche 19 juin, pour faire de la publicité à son meeting annuel. Les places ont été vendues à prix coûtant (1500 FF soit 230 €). Cela fera deux cents passagers enthousiastes qui vont pouvoir survoler leur région à bord de l’avion de rêve.
Les vols dits « de présentation » étaient abordés par Édouard d’une manière très rigoureuse : briefing précis, stricte répartition des tâches : le pilote pilotait, le mécanicien surveillait les paramètres et annonçait la sonde en permanence. « Pas moins de 200 pieds ! » la consigne avait été martelée. Le commandant dirigeait la manœuvre, surveillant particulièrement l’extérieur. Ce jour-là, Edouard, qui connaissait bien le monde de l’aviation de loisirs, considérait que le risque principal était la collision en vol avec un avion léger tentant de venir admirer la bête au plus près.
Dans la navette, nous roulons vers le Fox Charlie, stationné loin des aérogares. C’est toujours sympa d’embarquer dans un avion « au large ». Il y a du bruit et du vent, l’air sent le kérosène ; il y a une véritable ambiance aviation. Nous saluons celles et ceux qui, s’affairent depuis plus d’une heure à préparer l’avion : mécaniciens sol, « coordo », essencier. Nous rejoignons nos postes de travail, il y a une ambiance d’allégresse dans l’équipage, ça sifflote dans le galley avant. Rapidement les cars arrivent et l’embarquement débute … à petite vitesse. Chaque passager souhaite, certes monter à bord, mais aussi profiter du spectacle. Concorde est un grand avion et de près il est impressionnant, perché sur ses grandes pattes, avec ses petits hublots tout là-haut et ses formes anguleuses que la perspective déforme. De surcroit, ce jour-là, beaucoup de nos clients sont des aviateurs. Ils ont délaissé le cockpit de leur Jodel, génial petit avion en bois et toile, pour embarquer sur un Concorde. Que d’histoires à raconter demain au Bar de l’Escadrille. La montée de l’escalier leur permet d’observer de plus haut l’aile de Concorde et le va et vient fébrile des véhicules de piste. Avant de baisser la tête pour entrer dans le mince fuselage, après un dernier coup d’œil à gauche vers ce nez qui n’en finit pas, beaucoup toucheront discrètement la dure tôle de fuselage.
Pour nous le vol se présente bien ; il fait très beau. Comme Edouard, je trace ma carte à vue au 500 millième : l’axe de percée à Evreux puis la trajectoire vers la petite ville de Saint André de l’Eure que nous contournerons par le sud, puis l’axe de présentation. La navigation à vue et basse hauteur est tout à fait inhabituelle avec un avion de ligne mais avec la belle météo du jour, on devrait y arriver !
Trajectoire du Fox Charlie en vol à vue entre Evreux et Saint André de l’Eure
Mise en route et roulage ; le Fox Charlie trotte vite ; il faut « travailler » son freinage pour ne pas arriver au point d’attente avec l’alarme « brake overheat ». A cette masse, le surcroît de poussée de la post combustion n’est pas nécessaire mais, au cockpit, on en est bien d’accord : il faut qu’ils en aient pour leur argent aussi, à la lecture de la check-list avant décollage, Rémi sélecte vers le haut les quatre interrupteurs de réchauffe. L’accélération est donc assez phénoménale et la course de décollage réduite ; il me faut afficher l’assiette maxi autorisée de 18° pour bloquer la vitesse à 280 nœuds. L’altitude de croisière est assez vite atteinte et nous survolons la radio balise d’Evreux à 28 mille pieds en palier au cap vers la Manche.
Pour diminuer le coût, le vol est prévu entièrement en subsonique et nos passagers le savent mais Edouard va leur faire une surprise : nous allons passer le mur du son ! Le contrôle aérien est très coopérant et nous permet de débuter l’ascension et l’accélération. A cette masse légère, cinquante tonnes de moins qu’au départ sur New-York, le passage du Mach est rapide ce qui impose de retarder d’une bonne quinzaine de kilomètres le point d’accélération de manière à ne pas « banguer » Le Havre. Du côté de Mach 1.07, avec la coupure des post-combustions et la réduction complète des moteurs, la vitesse régresse très vite en palier. Dès que nous sommes revenus en subsonique je vire vers Evreux en serrant un peu le virage pour éviter d’entrer « chez les anglais ». La descente est assez rapide et nous sommes bientôt en finale face à l’est à Evreux. L’approche est interrompue à une hauteur de 500 mètres et c’est parti pour la navigation à vue sur la campagne normande. Après avoir survolé le bout de piste d’Evreux je mets le cap sur Saint André de l’Eure et je cherche, avec un brin d’anxiété, le petit aérodrome. Par chance, avec notre cheminement d’arrivée, il est facile à voir, surtout depuis la place droite : une grande piste désaffectée en béton en bordure de laquelle on repère la manifestation du Club CASA. Des avions sont exposés, des tentes sont montées et, en approchant, nous remarquons la foule importante qui nous attend. Edouard a clôturé avec Evreux et il est, à présent, sur la fréquence de l’aéroclub ; il sait que sa voix est retransmise par la sono du meeting et, en termes de « com », c’est un festival. Il surveille et commande mes évolutions ; comme prévu au briefing à CDG, nous allons faire un passage en virage ce qui donne une image dynamique et mouvante de l’appareil. J’ai débuté la descente en passant par le travers sud de la ville de Saint André. Rémi annonce la sonde et je me présente à 200 pieds, stabilisé, en bonne position pour engager le virage vers le public.
En revoyant les images 30 ans après [article rédigé en 2016], j’imagine l’impression créée par le passage à 60 mètres de hauteur de cet énorme oiseau dans un vacarme grandissant, devenant insupportable lorsqu’arrivé en bout de bande, je place les manettes en avant, tout en basculant à droite vers Evreux. Nous réintégrons bien vite l’espace contrôlé par Evreux puis Roissy où nous nous posons moins d’une heure après notre décollage. Le débarquement va prendre du temps car les passagers n’ayant pu « visiter » l’avion durant la courte envolée, ils souhaitent tous passer une tête dans le cockpit avant de nous quitter ; Jacques a fort à faire pour organiser la circulation dans l’étroite allée qui mène au poste où nous préparons déjà la prochaine boucle. Une heure quinze plus tard avec une nouvelle palanquée d’enthousiastes nous entamons le même circuit. A Saint André de l’Eure, il me semble que la foule est encore plus nombreuse que la première fois. Rien d’étonnant à cela sachant que notre premier passage a dû attirer l’attention à des kilomètres à la ronde.
Ce fut une journée mémorable. Je pense que tous ceux qui y ont participé ou assisté s’en souviennent aujourd’hui. Ce fut aussi mon dernier vol de présentation ; une semaine plus tard, un A320 d’Air France s’écrasait en présentation sur l’aérodrome de Mulhouse Habsheim ne faisant, miraculeusement, que trois morts. Edouard voyait juste ! Reste aujourd’hui le souvenir de ces vols exceptionnels au plein sens du terme.
PG
Passage du Fox Charlie à 200 pieds/sol. Le public est à sa gauche