LE RUBAN BLEU DE NOEL

Par Alain Baron

Du temps des transatlantiques, le plus rapide d’entre eux détenait le « ruban bleu », trophée qui revenait au paquebot ayant parcouru le trajet « Europe – Etats-Unis » dans les meilleurs délais. Le dernier record remonte au 7 Juillet 1952 lorsque le « SS United States » effectua la traversée entre Southampton et New York en 3 jours 10 heures et 40 minutes, à la moyenne de 33,59 nœuds soit plus de 62 km/h ! Puis, les avions mirent les paquebots en cale sèche.

Si un jour, vous vous êtes demandé quelle avait été la durée de vol la plus courte réalisée par un Concorde entre Paris et New York ou plutôt entre New York et Paris, grâce aux vents dominants, et bien, voici la réponse !

Pour être homologué, un « temps record » a besoin d’être certifié par un membre de la Fédération Aéronautique Internationale, muni d’un chrono agréé ! La FAI c’est de l’horlogerie suisse, la vieille dame de 113 ans est basée à Lausanne. Le temps de vol tel que le conçoit la FAI c’est :

– Démarrage du chrono lorsque les trains quittent la piste (Lift-off).
– Arrêt dudit chrono lorsque les trains d’atterrissage sont au sol.

Cependant, la FAI ne retient pas le temps de vol brut mais la moyenne horaire, déterminée de la façon suivante : Distance orthodromique (5850 kilomètres pour un CDG <> JFK) divisée par le temps de vol. A Air France, « l’officiel » dans le sens Paris > New York est celui du CDB Pierre Chanoine réalisé le 1er avril 1981 avec 1763 km/h de moyenne. Dans l’autre sens, c’est celui du CDB Pierre Debets, établi le 21 octobre 1982 en 3 heures 14 minutes et 45 secondes soit une moyenne de 1806 km/h. Mais dans la réalité, un Concorde parcourt au moins 300 kilomètres de plus que l’orthodromie (*) … et chez les PNT [équipage technique Air France ndlr], tout le monde vous le dira : « Les records officiels ont été battu bien des fois ».

Nous sommes maintenant à bord du vol régulier « Paris > New York » du 23 décembre 1989 (à l’époque AF001 de 11h00). Comme la route de Concorde est « fixe » (*) contrairement à celles des avions subsoniques, il a fallu choisir son altitude de croisière avec soin pour essayer de faire en sorte que l’important vent de face de ce jour ne soit pas trop pénalisant. Et comme souvent à la « Préparation des Vols » l’équipage n’a pas eu d’autre choix que de partir avec le plein…

(*) Les routes de Concorde sont fixes sur l’Atlantique Nord. Pour les subsoniques, chaque jour à l’aller, puis au retour, des routes sont déterminées en fonction du vent. C’est ce qu’on appelle “les Tracks”. Les jet-streams se placent aux environs de la tropopause c’est à dire au niveau de croisière des avions subsoniques sur toute la traversée de l’Atlantique Nord. A l’aller, généralement, les Tracks s’éloignent des jets et de l’orthodromie; au retour ils s’en rapprochent donc la distance est plus courte et c’est plus rapide car le vent est arrière. Pour Concorde, les vents importent moins. L’avion vole bien au dessus de la tropopause et surtout ils sont moins pénalisant, l’appareil se déplaçant à plus de douze cents nœuds. Il est prévu 3 routes fixes, ce sont les Tracks Sierra (Sierra pour supersonique), Mike, Novembre et Oscar. Les Tracks SM, SN ou SO ne sont pas très éloignés de l’orthodromie. Les 300km supplémentaires proviennent surtout des déviations liées aux procédures (départ par Evreux, Le Havre, et arrivée au large de Long Island) alors que l’ortho est calculée directement de JFK à CDG [ndlr].

« Bloc/Bloc en 3h53 » contre les 3h45 annoncées sur l’horaire de poche de la compagnie. L’équipage est composé du CDB Gérard Duguet, de l’OPL Didier Le Chaton, le benjamin du cockpit du haut de ses 38 ans (1,95 m) et « pilote en fonction » sur l’étape, enfin de l’OMN André Lavillaureix.

Un record presque par hasard le 24 décembre 1989. A la préparation des vols on note la présence de vents importants sur le parcours qu’empruntent habituellement les supersoniques vers l’Europe. Plus de 100 nœuds (185 km/h) à 50 mille pieds. Le F-BTSD déjà utilisé la veille sera léger, avec trente passagers, ce qui n’est pas rare pour un jour de fête. Masse au décollage : 170 tonnes « seulement » (*). Petit coup d’œil sur les zones militaires du secteur de New York : elles sont toutes inactives. La température à basse altitude est plus froide que le standard ce qui est très bon pour les performances de montée ; à l’heure du repoussage, 13h00 locales (19h00 à Paris), on prévoit très peu d’avions dans le même créneau. Les pistes de décollage seront la 13L ou la 13R, mettant l’avion directement face à l’Europe tandis que l’atterrissage à Roissy se fera face à l’Est en « piste 10 » (actuelle 08L). Pas de demi-tour à effectuer, ni au départ ni à l’arrivée. Il y a des jours comme ça où tout semble parfait !

(*) Masse au décollage : 170 tonnes « seulement ». Au retour, il y a beaucoup moins de passagers, c’est “l’équation difficile du vol supersonique” et surtout beaucoup moins de carburant (le vent est arrière et les réserves plus faibles, on rentre à la maison et les dégagements sont proches de CDG) donc la masse n’excède généralement pas 175t pour 185t maxi, qui est une masse systématique au départ de Paris [ndlr].

13h12 locales, 19h12 à Paris, AF002 (l’inversion des numéros de vol date du 1er avril 1992) repousse de son parking du « Terminal International », la piste sera la 13R, la plus longue de l’aéroport. L’équipage est concentré. C’est Gérard Duguet qui est « pilote en fonction » : 13h32 locales, 19h32 à Paris : « Top décollage ». De sa main droite il avance les quatre manettes des gaz en butée tout en déclenchant le chronomètre de son autre main. « V1… Vr… V2… Vario positif, train sur rentré ». L’avion vient tout juste de décoller que le contrôleur de la fréquence départ autorise Concorde à « procéder direct vers le 60°W, vitesse et altitude à convenance ». L’optimisation des performances peut commencer dès maintenant ! La température extérieure est inférieure de 10 degrés à la température standard. Les records tombent souvent lorsque le fond de l’air est frais…

Concorde passe Mach 1 vers 28000 pieds. A 30000 pieds le vent arrière dont vont bénéficier les subsoniques commence à se faire sentir. 50000 pieds, Mach 2, route standard Sierra-Novembre. Les centrales inertielles (INS) confirment la présence du vent. En passant la tropopause, l’inversion de température (*) est encore plus importante.

(*) Inversion de température. La température décroit de 1° par 1000 pieds dans toute la troposphère jusqu’à la tropopause là où débute la stratosphère et où la température reste stable à -55°C (en atmosphère standard). D’où une inversion de température [ndlr].

La vitesse sol de l’avion atteint 1200 nœuds (2222 km/h). En accord avec son équipage, Gérard Duguet décide de rester dans le « jet » pour essayer d’en profiter, préférant le mode « ALT HOLD » du pilote automatique au mode « MAX CLIMB ». S’apercevant que la « vitesse sol » croît toujours, 1260 nœuds (2333 km/h), il augmente régulièrement le niveau de vol par tranche de 500 pieds pour voir ce qui se passe. Force est de constater que l’avion est toujours dans le « courant » avec des pointes à 1300 nœuds (2407 km/h) !!!

André Lavillaureix jongle avec ses réservoirs, avec le centre de gravité pour rendre l’avion toujours plus efficace. Rien ne semble vouloir enrayer la belle mécanique. F-BTSD montera jusqu’à 53000 pieds. En cette période de l’année où les jours sont courts, Concorde percute la nuit à 37 km/minute !

Didier Le Chaton remplit consciencieusement le suivi de vol. Il trace ses courbes de consommation en situation normale et dégradée vers l’Europe et vers l’Amérique. Le CDB, lui, commence à être dans d’autres comptes. Comme Concorde est un avion où il faut toujours anticiper, il pense déjà à l’approche et à l’arrivée : il calcule et recalcule la durée approximative du vol : guère plus de 3h00 ?! Ça nous fait pas loin du record « officieux » qui doit être à 3h02… et se dit qu’on pourrait peut-être tenter de le battre sinon de l’égaler.

Gérard Duguet contacte Londres et Paris pour savoir s’il y a du monde sur La Manche. En temps normal, l’avion arrive en France à Mach 0,95 au-dessus de Guernesey puis passe par Caen, Méru et Roissy. Pour gagner un peu de temps à Mach 2, l’équipage souhaite arriver par Dieppe et fondre sur Méru et Roissy. Cela permettra de voler trois minutes de plus à deux fois la vitesse du son, soit une centaine de kilomètres. Mais pour ça, il faut modifier les coordonnées géographiques des derniers waypoints des INS. A partir de 8°W, la route de notre avion s’infléchira sur la gauche vers le Nord-Est. Puis il faudra bien viser entre Brest et le Cap Lizard et ne pas se louper entre Cherbourg et l’Île de Wight…

« Sierra-Delta » va s’engager à contre sens de la route de départ. On doit calculer précisément l’endroit où devront débuter la réduction de la vitesse et la descente. Si Concorde réduit trop tard, il risque de casser les guirlandes lumineuses des sapins de Noël normands. S’il réduit trop tôt, Concorde va ramer à « basse vitesse », perdre du temps et surconsommer. D’où la détermination d’un « PAP » (Point A Protéger) à environ 50 kilomètres au large de la côte à survoler. Mach 1 devra, au plus tard, être atteint à la verticale de ce point. Ainsi le bang ne pourra être entendu à terre. L’arrivée par Dieppe a été créée au début de l’exploitation du supersonique mais tombée en désuétude au profit des îles anglo-normandes. Elle est donc juste réinitialisée ce soir. Beaucoup de travail – donc – pour un résultat aléatoire. Mais on n’a rien sans rien ! Alors on y va… on y croit !!!

A partir du 8°W il est décidé de descendre progressivement à 51000 pieds. Comme pour la montée… par paliers pour être certain de ne pas « déventer ». « Top » première réduction des gaz, depuis le « niveau 510 » le Mach tombe progressivement à 1,6 et lorsque l’anémomètre indique 380 nœuds, début de la descente vers Dieppe à 4500 pieds/minute. Mach 1 est atteint à l’endroit prévu, plages et falaises sont survolées à 31000 pieds et Mach 0,97 au lieu du Mach 0,95 habituel : on grappille, on grappille… C’est maintenant le début de la deuxième descente, qui a été retardée au maximum dans le but de garder le plus longtemps possible une vitesse de croisière subsonique élevée. Didier Le Chaton négocie tout ce qu’il peut avec des contrôleurs aériens, compréhensifs. Et pour cause, vers 22h15 locales, il n’y a plus grand monde dans le ciel. L’espace aérien aurait-il été réquisitionné pour le Père Noël ? Concorde descend avec deux « reverses » sur une très belle pente d’environ 10000 pieds/minute !!!

« Direct Pontoise… Air France 002 » : L’approche de Roissy donne la piste 10 (qui deviendra un jour la 08 puis la 08L) à notre avion. Ça part d’une très belle intention, celle de diminuer le temps de roulage jusqu’au parking en se posant au plus près du « Terminal 2A ». Mais Didier Le Chaton n’en veut pas et se bat pour obtenir la piste 09 (qui deviendra la 09R) et s’en explique : « A Roissy les pistes sont en baïonnettes et le seuil de la 09 est plus « avancé » que celui de la 10 en venant de l’Ouest. En se posant sur la 09, Concorde diminue donc son temps passé en l’air de quelques secondes ». Encore fallait-il y penser.

« Autorisé atterrissage piste 09… Air France 002 ». Nez baissé à 12°,5… Train sorti et verrouillé, la RN17 vient de disparaître sous l’avion. Il ne faut pas se poser « long » : le train principal doit toucher dès le seuil de piste ! Plus personne n’ose regarder le chrono depuis longtemps, pris par son travail et par la peur d’avoir finalement réalisé « un temps moyen ». « 100 pieds… 50… 40… 30… 20… 10… Zéro… les trains sont au sol… Top chrono !… Reverses ! » Trois paires d’yeux scrutent un même endroit du tableau de bord. Alors ??? : 3 heures et quelques secondes

En ce soir de Noël, Concorde arrive au parking à 22h42, trois heures et trente minutes après avoir quitté celui de JFK. Moyenne : environ 1945 km/h selon les critères de la FAI mais 2045 km/h en tenant compte de la distance réellement parcourue. Les PNT se sont fait un très beau cadeau. Gérard Duguet a alors l’idée de demander le dépouillement des données au responsable du service « Analyse des Vols ». En lui demandant ce que cela aurait donné avec les critères de la FAI. La réponse arrive début 1990… : 2 heures 59 minutes et 40 secondes

Il fallut de la chance… pour que tout s’enchaîne parfaitement. Avec le changement d’horaire du New York Paris à partir du 1er avril 1996 (parking à 17h45 au lieu de 22h45), finies les arrivées par Dieppe, qui étaient déjà devenues rarissimes.

Pour qu’un tel record soit battu, on attendra maintenant le successeur de Concorde…

Courage, il faudra être patient !!!

AB

ps : merci à Didier Le Chaton qui m’a aidé à rédiger cet article ainsi qu’à Michel Rio dont les connaissances sur les règles de la FAI m’ont été utiles. Sur le site, on trouve aussi le témoignage de Didier Le Chaton intitulé « Récit d’un record de vitesse ».

US United States détenteur du dernier ” ruban bleu ” …

Il était une fois Concorde!

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