Le double “Casa” ou … un Concorde peut en cacher un autre

Par Alain Bataillou, ancien pilote Concorde et commandant de bord Boeing 747-400
et
André Blanc ancien officier mécanicien navigant et Chef OMN Concorde.

Grâce à sa vitesse, notre Concorde avait la possibilité de réaliser des liaisons, des trajets impossibles à faire avec un autre moyen de transport, par exemple : un aller et retour de Paris à New York dans la journée par la même personne ou comme le vol ci-après où la « mission » a pu être accomplie – malgré un incident important.

Le 14 septembre 1976 je suis programmé sur un vol spécial vers Casablanca en compagnie de Pierre Dudal commandant de bord, chef de la Division Concorde et 2 mécaniciens navigant : André Blanc chef mécanicien et Gilbert Barbaroux qui passe, à l’occasion de ce vol, son contrôle en ligne annuel. Le charter : un groupe de passagers d’une société française, invités à passer une journée de festivités dans un « riad » à Casablanca avec danses locales, féria à cheval et festin typiquement marocain ; départ le matin et retour le soir.

À 08h30 nous nous retrouvons à la PPV pour préparer le vol en vue d’un début de roulage à 09h30 GMT. Le choix est fait d’emporter 52 tonnes de carburant avec l’avion F-BTSC. Tout se passe bien, nous libérons le parking à 09h27. Nous quittons la France après le VOR de Nantes et accélérons en supersonique vers notre croisière à Mach 2.02 que nous atteignons rapidement grâce à un poids relativement faible pour cette courte étape. L’aéroport de Casablanca étant proche de l’océan, nous effectuons une descente classique en décélération. Vers la fin de cette descente notre ami Dédé Blanc nous alerte, car il constate une baisse importante du niveau d’huile sur le moteur 4. L’incident se confirmant et s’aggravant il est décidé de couper le moteur pour le préserver. L’atterrissage sur trois moteurs se passe sans problème et nos passagers débarquent dans la joie en n’ayant rien vu, rien senti, ravis d’avoir rejoint Casablanca en 01h35 de vol ! Le problème du retour le soir se pose alors. Le dépannage est impossible sur place.

Après atterrissage, André contacte le représentant Rolls qui, dans ces premiers mois de mise en ligne, est en poste à CDG. Il le connaît bien et il lui relate l’incident. Une telle panne nécessitant de « tomber » le moteur, l’idéal est de rentrer sur Paris en mettant à profit le fait que le moteur n’a aucunement souffert. Après avoir refait le plein d’huile, il peut assurer le décollage ; en montée, on le coupe à nouveau et on effectue la croisière sur trois moteurs. Il n’est plus question de vol supersonique, mais pour rentrer à vide, c’est tout à fait acceptable. Le commandant Dudal décide donc d’effectuer le retour en convoyage technique vers Roissy dans ces conditions. L’avion est vide, nos PNC restant sur place.

Nous repartons 02h14 après notre arrivée. Dès après le décollage, Pierre Dudal demande la coupure du moteur 4 et nous prenons le cap sur Paris en subsonique par la route la plus directe, à travers l’Espagne et le sud de la France. Nous apprécions les performances de notre Concorde qui, sur trois moteurs, vole à Mach 0.95, beaucoup plus vite que n’importe quel autre avion sur quatre moteurs à Mach 0.80 !

Les services d’Air France à Roissy sont prévenus. Le F-BVFC est disponible, mais il souffre d’une réserve sur la climatisation qui lui impose un vol de contrôle. Nous proposons de faire d’une pierre deux coups et de faire ce contrôle au départ de notre vol vers Casablanca. Si la climatisation s’avère toujours défectueuse, nous reviendrons vers CDG.

À Paris, René Duguet (OMN) est, conformément aux procédures de l’époque, d’astreinte sur le terrain. Il prépare donc le Fox Charlie « comme pour lui ». Visite prévol, pleins carburants à 52 tonnes, ravitaillement pour le retour des passagers, etc.

Dès notre arrivée au parking après, cette fois, 02h31 de vol, nous sautons dans l’autre Concorde et 49 minutes après notre arrivée, nous roulons pour décoller ! Nous laissons Gilbert Barbaroux à Paris, son contrôle est terminé. Après décollage, la climatisation fonctionnant normalement, nous poursuivons vers le sud.

Le Sierra Charlie au décollage

Le vol est rapide, en supersonique cette fois, vers Casablanca où nous nous garons devant l’aérogare à 18h36 après un vol de 01h33, ce qui doit être le temps de vol record entre Paris et la capitale marocaine.

Les passagers, contents de leur journée, embarquent en pleine euphorie, le vin de « Boulaouane » bien frais aidant, ravis de retrouver « leur » Concorde pour rentrer. Aucun ne s’est aperçu du changement d’avion ! Nous chargeons 50 tonnes de carburant, quittons notre point de stationnement à 19h41, pratiquement à l’horaire, pour un retour en supersonique, et un temps de vol de 01h37 qui est peut-être aussi le record entre Casablanca et Paris. Nous garons le F-BVFC à 21h32 à Roissy, contents de ce petit « tour » que nous avons joué à nos passagers pour leur confort et leur satisfaction.

Notre fatigue est vite oubliée sauf pour André Blanc qui se fera, quelques jours plus tard, blâmer par le Directeur des Opérations de l’époque pour avoir dépassé la limite d’amplitude de vol autorisée ! Cela, d’ailleurs, arrivait régulièrement sur Concorde. André avait le sentiment d’avoir bien accompli sa mission, en permettant d’assurer le vol commercial tout en facilitant le dépannage de deux avions, et il se faisait « remonter les bretelles » !! 40 ans après, il pensait encore à cette injustice.

Alain & André