Par André Rouayroux
D’après le témoignage de Bernard Combelles, Responsable Maintenance Concorde Air France, enregistré le 13 décembre 2009. © « Gens de Concorde » DR
Le ferraillage du Fox Delta n’est plus aujourd’hui un secret, enfoui au fond d’une inavouable mémoire. Mais cela en était un, en ce jour de 1994, quand le funèbre et inhabituel convoi de lourds engins pénétra sur la zone aéroportuaire. L’exécution du Fox Delta devait rester la plus discrète possible, et en tous les cas loin des yeux et des caméras, loin de la presse. Si aujourd’hui plus personne n’est fier d’une telle opération, à l’époque elle consistait à exécuter les ordres hiérarchiques.
Comment en est-on arrivé à une telle conclusion ? Est-ce le fait, comme il l’a été dit, de la conjugaison d’un environnement économique peu favorable à l’exploitation et d’une dégradation prématurée de l’appareil ? Posons directement la question à Bernard Combelles qui a participé à la prise de décision et suivit les opérations.
Le 27 août 1978, le vol AF 086 achève le dernier tronçon d’un retour du Brésil, entre Dakar et Charles de Gaulle. Un vol sans histoire apparente malgré l’incident intervenu quelque part entre ces deux escales, sans qu’il soit possible d’en donner une chronologie précise. Un bouchon de boroscope, situé au niveau de la chambre de combustion d’un moteur, a sauté, laissant échapper une flamme chalumeau dirigée vers le haut. Pendant tout le reste du vol, cette flamme a attaqué l’aile, qui a quasiment fondu, la partie située au-dessus du moteur a fondu. Les tuyauteries, les câblages, tout a fondu ! Incident majeur, parce que si vous vous rappelez bien, l’aile du Concorde ce sont des panneaux usinés dans la masse, d’une dimension extrêmement importante. Or les réparations structurales sur un panneau usiné dans la masse, ne sont pas du tout évidentes à entreprendre.

6 juin 1978, sur le tarmac de Tarbes, le Fox Delta en route pour Casablanca Nouasseur
info lesvolsdeconcorde.com
Convoyé par Jacques Schwartz et René Duguet sur Toulouse, il y restera un bon moment en attendant que les bureaux d’études de l’Aérospatiale définissent une solution de réparation. Bien qu’imparfaite au niveau de la résistance à la fatigue, c’est la solution qui est appliquée mais, ce n’est pas la panacée ! L’avion est blessé, la cicatrice est importante et ce n’est que presque sept mois plus tard qu’il reprendra du service en s’envolant vers Caracas, le 23 mars 1979.
À cette même époque, Air France ne va pas très bien. Le Brésil subit une crise économique interne violente. L’économie mondiale accuse le second choc pétrolier de 1979 et, pour Concorde, les taux d’occupation sont si faibles qu’ils ne justifient plus une pleine exploitation de la flotte. Quand un beau matin, les patrons de la DM (Direction de la Maintenance) et le jeune ingénieur Combelles, se retrouvent face au directeur général adjoint de la compagnie, Monsieur Peltier qui, tout de go, leur pose une question inattendue, brutale : « Si je dois arrêter un Concorde, lequel ? Je veux arrêter un Concorde, donnez-moi le matricule… »
Après quelques hésitations et de brefs échanges, il faut désigner une victime ! Ce sera le Fox Delta, celui qui avait l’aile blessée ; parce qu’en réalité, il n’y avait aucun autre critère de sélection. Tous les autres avions sont à peu près identiques. Certes le Sierra Charlie, le premier, le numéro 3, est un peu plus lourd que les autres, mais le Fox Delta pose un problème, la résistance structurale de son aile. Les ingénieurs d’Air France ont des doutes à propos de la résistance à la fatigue. C’est ainsi que l’avion est condamné, en première instance pourrions-nous rajouter. Quelques mois après, mais pour de toutes autres raisons, ce fut le Sierra Charlie qui, à son tour, sera arrêté de vol.
Et puis, cette importante blessure du Fox Delta n’était pas la première. Rappelons-nous, ce soir de novembre 1977, très exactement le 27 novembre 1977, quand les comptes rendus d’exploitation de la Compagnie notaient : atterrissage dur ! Une annotation si prude qu’elle passerait inaperçue. En réalité, ce jour-là, ou plus précisément cette nuit-là, le vol régulier AF 086 vient de traverser l’Atlantique sud et achève le premier tronçon Rio de Janeiro–Dakar, où une escale technique doit le retenir une petite heure, avant de continuer vers Paris Charles de Gaulle.
Ce soir-là donc, l’appel de la terre sénégalaise se fait plus pressant que d’habitude et c’est fortement, presque violemment, que le Fox Delta vient étreindre le continent africain. Une étreinte si rude qu’elle lui vaut ses premières cicatrices. La roulette de queue est détruite, les paupières des réacteurs viennent lécher le béton de Yoff, sur plusieurs dizaines de mètres et le cône de queue est également endommagé par ce choc inhabituel. Certes, l’avion sera réparé et remis en ligne, mais il en gardera une première cicatrice indélébile. L’endommagement de la cellule entraînera une surconsommation suffisamment marquée, pour être enregistrée dans le curriculum vitae de l’appareil. Nous pourrions dire que la liaison Rio-Dakar ne réussit pas à cet avion. Amateurs de sciences occultes, est-ce dû au « D » commun à son immatriculation et à l’initiale de l’escale de Dakar ? Ne nous dites pas, mais réfléchissez y !
En 1984, Bernard Combelles, après une courte affectation à l’étranger, reprend du service à Charles de Gaulle et c’est avec tristesse qu’il constate que deux avions gisent, abandonnés, quelque part sur la plate-forme. L’un et l’autre sont en train de pourrir. C’est là qu’il décide, presque seul, d’en sauver au moins un. En catimini, discrètement, les équipements sont démontés et débarqués, d’une part pour les protéger et d’autre part pour reconstituer un avion à partir des deux.
Cette noble décision est en réalité la condamnation officielle du Fox Delta. En choisissant de restaurer le Sierra Charlie, ils choisissaient aussi de condamner le Fox Delta. Petit à petit les choses se sont sues et c’est pourquoi, après avoir démonté tous les équipements récupérables, il a été fait appel à un ferrailleur, toujours sans le dire et surtout pas aux journalistes.

Un matin de décembre 1994, sur le terrain de CDG, le Fox Delta est débité, écrasé et effacé de la fratrie des Concorde.
Le Sierra Charlie lui, repartira vers le funeste destin qui l’abattra, cet après-midi de juillet 2000.
Pour les curieux, sachez que la pointe avant du Fox Delta est aujourd’hui dans une collection américaine, quelque part dans ce pays qui avait été si intensément anti Concorde.
Pour nous Français, un tronçon de cellule est toujours confisqué, abandonné, quelque part à Dugny, dans les réserves du musée de l’Air et de l’Espace.

Un tronçon de cellule du Fox Delta, en souffrance dans les réserves du musée de l’Air, à Dugny
Au nom du patrimoine aéronautique, il est regrettable que même la mémoire de cet avion ait été oubliée. Mais peut-être qu’un jour, il sera à nouveau opportun de raconter l’histoire du F-BVFD, comme partie intégrante de la prestigieuse aventure de Concorde ?
André Rouayroux
Photos ® : Alonso Canapeli – Gabriel Cabos – Photocabos.com – Photographe Inconnu.