Choix d’un alliage léger pour la construction de Concorde

Par Pierre Satre, Directeur technique de Sud-Aviation, article publié dans le n° 316 de la Revue de l’Aluminium et le n° 63 de la Revue Air et Cosmos du 27 juin 1964

Nos lecteurs connaissent déjà les raisons pour lesquelles les techni­ciens français et britanniques se sont limités, pour la conception de l’avion supersonique Concorde, à un nombre de Mach de 2,2. Cette limitation permet, en partant d’une aile delta, de disposer d’une latitude importante dans le dessin de la voilure, sans altérer la finesse de croisière, et d’obtenir ainsi, sans s’éloigner des conceptions éprouvées, un bon compromis entre l’aérodynamique à basse vitesse et celle au régime super­sonique d’adaptation.

Il se trouve, par une coïncidence heu­reuse, que cette vitesse correspond éga­lement à la limite moyenne d’utilisation des alliages d’aluminium, de sorte que les problèmes liés aux matériaux de la struc­ture, ainsi que d’ailleurs, ceux liés aux matières transparentes (hublots et radômes) restent classiques. Il en est de même pour les problèmes de joints d’étanchéité et de carburant. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours, sauf locale­ment, à des matériaux nouveaux tels que le titane et les aciers inoxydables avec toutes les difficultés techniques que com­porte leur emploi.

Après des études considérables condui­tes en France, concernant réchauffement cinétique et la tenue à la chaleur des al­liages légers, l’AU2GN (connu sous la dé­signation RR-58) a été retenu pour Concorde.

L’échauffement cinétique

Les expériences de récupération de cap­sules spatiales ont rendu assez familière la notion de réchauffement cinétique (chaleur développée par le frottement des molécules d’air qui s’écoulent à la surface des revêtements).

Dans ces conditions, l’avion se trouve entouré d’une couche d’air dont la tem­pérature est reliée à la vitesse par une formule exprimant que la température athermane est proportionnelle à la température statique et au facteur 1 + 0,18M2 dans lequel M est naturellement le nom­bre de Mach.

Il en résulte que la structure de l’avion, également soumise au flux des radiations solaires, s’échauffe et, si le vol se prolonge, la température de l’avion finit par atteindre une valeur d’équilibre qui dépend de la vitesse et de l’altitude.

Des études très complètes ont été con­duites en France, en particulier grâce au Griffon II de Nord Aviation. Ces travaux ont permis de compléter et de justifier les recherches théoriques entreprises par l’ONERA et contribué à la mise au point et au développement d’une technique d’es­sais de maquettes de soufflerie ou pro­pulsées en vol. Cette technique a été appliquée à Concorde pour la détermina­tion précise des conditions d’échauffement auxquelles l’avion sera soumis en vol.

Ces données sont exploitées pour le cal­cul des éléments structuraux de Concorde et les essais représentatifs effectués dans les laboratoires d’études thermiques des structures. Mais, en ce qui concerne plus particulièrement la qualification des ma­tériaux utilisés pour la construction des avions supersoniques, les paramètres es­sentiels à retenir sont, d’une part, les températures d’équilibre atteintes en vol de croisière et, d’autre part, les durées d’exposition à ces températures. Ces tem­pératures d’équilibre varient entre 130°C pour un Mach 2.2 et 300°C pour un Mach 3.

Pour Concorde, on admet que les tôles extérieures seront soumises à des tempé­ratures de l’ordre de 120°C pour la plupart d’entre elles, mais qu’elles pourront at­teindre 150°C en certaines zones locali­sées. En outre, l’avion doit avoir une du­rée de vie de l’ordre de 12 à 15 ans, étant entendu que la durée pendant la­quelle il aura à subir réchauffement sera limitée à la fraction des temps de vol pas­sés en croisière supersonique

Choix de l’alliage d’aluminium AU2GN

Le maintien prolongé en température des alliages d’aluminium provoque géné­ralement, à la longue, une détérioration des caractéristiques mécaniques obtenues au cours du vieillissement qui suit leur élaboration. Ces détériorations, qui affec­tent la charge de rupture, la limite d’élas­ticité, etc… sont plus ou moins pronon­cées suivant la température atteinte et la durée de son application. Elles se mani­festent à chaud (avion en vol) et persis­tent dans une moindre mesure à froid (atterrissage et décollage).

D’autre part, s’il est soumis à l’action d’une charge, le métal maintenu à une température élevée peut être sujet à des déformations de fluage. Son comportement en fatigue peut également être affecté par la température.

Les premières expériences effectuées ont montré que l’emploi des alliages d’aluminium classiques, dit à haute résis­tance, trempés et vieillis naturellement ou trempés revenus, ne pouvaient être envisagés en raison de la chute rapide de leurs caractéristiques après des durées de chauffage de l’ordre de 5.000 heures. Les recherches se sont alors orientées rapidement vers quelques alliages dont les caractéristiques demeurent très satisfai­santes à chaud après maintien en tempé­rature pendant 10.000 heures. Il s’agit des AUAG1 (ou 2024 T6), 2219 (type AU6MT), AU2GN, AU6MT (ex­périmental) et X 2020.

Le programme d’étude de ces alliages comportait des mesures de caractéristiques à chaud et à froid, ainsi que des essais de fluage, de fatigue et de fragilité, etc… Dans une première phase, destinée à la sélection de l’alliage le plus favorable, les durées de vieillissement ont été limitées à 10000 heures. Celles-ci ont été suffisantes pour dégager la supériorité de l’AU2GN sur lequel s’est porté le choix des constructeurs de Concorde, et sur lequel les efforts expérimentaux se sont ensuite concentrés avec des essais de très longue durée comportant des durées de vieillis­sement de 30000 heures.

Caractéristiques techniques

Les mesures des caractéristiques statiques ont été faites à 20°C, 130°C et 150°C et, après des dizaines de milliers d’heures de chauffage, à 130°C et 150°C. Quelques 10000 éprouvettes ont été essayées en France et en Grande-Bretagne. Les résul­tats montrent que les propriétés de résis­tance de l’AU2GN ne sont que très légèrement affectées lorsqu’il est soumis à des températures allant jusqu’à 120°C et ne révèlent aucun changement important jus­qu’à environ 150°C).

D’autres essais ont montré que les ef­fets de la durée des échauffements étaient cumulatifs, c’est-à-dire que la re­présentation de 15.000 vols (15.000 cycles de montée à la température choisie, main­tenue pendant deux heures avant refroidissement) donnait la même variation des caractéristiques qu’un chauffage continu de 30.000 heures.

En fait, la chute de résistance de l’al­liage par rapport à sa valeur initiale ne dépasse pas 2 kg/.mm2 à 130°C pendant 30000 heures. Cette variation minime, dont il est tenu compte dans les calculs, n’intervient pratiquement pas pour mo­difier le taux des contraintes admissibles, dont le niveau maximal est fixé en vue d’éviter les déformations par fluage et les endommagements de fatigue.

Fluage et fatigue

Soumis à une température et à une charge constantes, tous les matériaux s’al­longent en fonction du temps suivant une courbe qui fait apparaître trois phases successives selon lesquelles la vi­tesse de fluage, après s’être ralentie con­sidérablement pendant la phase secon­daire, augmente à nouveau, de façon plus ou moins brutale, pendant la phase terminale. Les essais effectués à 130°C et 150°C pendant 30.000 heures ont montré que pour l’AU2GN les allongements de fluage sont très réguliers. Le passage du fluage secondaire au fluage ternaire ne s’effec­tue que pour des contraintes élevées et à partir d’allongements ayant déjà atteint 0,5 %. Normalement, l’allongement en fluage ne dépasse pas 0,02 % après 30000 heures de chauffe à 130°C, ce qui est ab­solument négligeable. D’autre part, l’AU2GN ajoute à ces qua­lités celle d’une excellente tenue en fa­tigue. Elle est supérieure à celle obtenue de I’AU4G1 utilisé pour les avions clas­siques et qui est considéré comme l’un des meilleurs à ce point de vue. L’influen­ce de réchauffement sur la fatigue a donné lieu à de nombreux essais égale­ment favorables, comme l’étude de la vi­tesse de propagation des criques, à l’uti­lisation de cet alliage.

L’allure des phénomènes étant parfois changée avec le rythme d’application des charges, les études du comportement en fatigue ont dû couvrir un vaste domaine de fréquences d’applications des charges. Diverses machines ont été utilisées pour cela, depuis les vibrophores et pulsateurs classiques jusqu’à des machines de fluages spécialement équipées pour réaliser la modulation des charges à très basses fréquences.

Ampleur du programme d’essais

Ces quelques indications donnent un aperçu de l’ampleur qu’il a fallu donner au programme des essais entrepris pour vérifier en tous points la qualification de l’alliage choisi.

Pour avoir une idée plus complète de l’effort accompli depuis cinq ans dans les laboratoires de métallurgie de Péchiney, de Cégédur, de l’ONERA et de Sud-Avia­tion, il faut encore ajouter que, pour éli­miner le facteur de dispersion, il est tou­jours nécessaire d’effectuer au moins cinq essais pour chaque point de mesure.

Mais cet effort a été fructueux, car il permet d’affirmer que l’on dispose avec l’AU2GN d’un alliage d’aluminium qui, contrairement aux alliages classiques, peut satisfaire entièrement les exigences du vol à Mach 2,2.

Protection industrielle

L’AU2GN présente l’avantage d’être un matériau bien connu et éprouvé, produit industriellement en France et en Grande-Bretagne depuis près d’une dizaine d’an­nées sous forme de pièces forgées ou matricées. Dès à présent, les moyens de transformation existant à la Compagnie Générale du Duralumin et du Cuivre (Cé­gédur) pour permettre la réalisation in­dustrielle des produits laminés, destinés à Concorde, sont considérables et à l’échelle des besoins.

En fonderie, on a mis au point la cou­lée de grosses plaques de 2.500 et 4.000 kg. Pour le laminage des tôles épaisses destinées à la fabrication des ailes, un la­minoir de 3,4 m de largeur a été installé à Issoire. Pour la fabrication des tôles minces, les installations de laminage con­tinu permettent de satisfaire largement les besoins. Pour ce qui est du traitement thermique, un four plus spécialement adapté aux tôles épaisses a été mis en route.

Un banc de traction de 3.900 tonnes permet de planer les tôles épaisses par traction et de leur appliquer un allongement con­trôlé. Enfin, un appareil de contrôle des tôles épaisses par ultrasons, en immer­sion, a été installé.

Tous ces matériels de production s’ajou­tent à ceux qui existaient en France et en Grande-Bretagne pour assurer une pro­duction régulière et de qualité des diver­ses tôles dans l’alliage choisi pour l’avion Concorde. L’effort d’investissement consi­dérable déployé par la métallurgie fran­çaise permet, dès à présent, de disposer de l’AU2GN sous toutes les formes sous lesquelles il est appelé à être mis en oeuvre pour la réalisation de Concorde.

Grâce à cet effort, de puissantes ma­chines automatiques, mises en place dans les ateliers de Sud-Aviation et de la BAC, ont déjà pu aborder les travaux relatifs à l’usinage de ces éléments caractéristi­ques de l’évolution de la technique de construction moderne. C’est ainsi qu’ont commencé à prendre forme les premières pièces destinées aux essais préliminaires de la structure de Concorde, et que sor­tiront bientôt les pièces constitutives des cellules prototypes.