12 et 13 octobre 1992. Le record de vitesse de Concorde autour du monde vers l’ouest

Par Claude Delorme
Ancien Chef de Division Concorde

Ce tour du monde est initialisé par une lettre de Monsieur Donald Pevsner adressée directement à la Division Concorde, parallèlement à la demande officielle formulée auprès de la Représentation Amérique Nord. Le projet consiste à effectuer un vol commémoratif de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb pour le 500ème anniversaire le 12 octobre 1992, poursuivi vers l’ouest en vue de battre un record de vitesse, détenu par un Gulfstream G-4 depuis juin 1987, et donc inscrit au Guiness Book des records.  

Avocat d’affaires à Miami, Donald Pevsner, passionné de Concorde, a créé sa propre agence de voyage (Concorde Spirit Tours) pour organiser des vols spéciaux et promouvoir notre bel oiseau blanc. Monsieur Pevsner a besoin d’une réponse rapide de la faisabilité de son projet et du détail de sa réalisation pour lancer l’information à ses futurs clients. Nous sommes alors en novembre 1991.

L’homologation d’un record de vitesse autour du monde impose de parcourir une distance supérieure ou égale à la longueur d’un parallèle des tropiques ; soit 36.784,32 km. L’équipage technique doit assurer tout le vol. Elle est délivrée par la Fédération Aéronautique Internationale (FAI) dont l’Aéroclub de France est un membre actif qui désignera le chronométreur officiel à bord en la personne de Michel Polacco, journaliste et aviateur, qui signera le rapport final transmis à la FAI.  

La contrainte de temps nous oriente vers un parcours essentiellement océanique pour favoriser le vol supersonique. Les trajets nous obligent à rester en subsonique réduits au maximum. Les vents d’ouest sont très pénalisants aux altitudes praticables pour ce vol. Les aéroports à choisir doivent se situer en bordure de mer afin de nous soustraire à l’arrivée comme au départ à l’obligation de la protection contre le bang sonique. Une île étant la plateforme idéale. Le temps d’escale raisonnablement évalué à 1h30 devant permettre aux passagers de débarquer pour un accueil spécifique à chaque pays, d’assurer la maintenance et les pleins, le nettoyage de la cabine et le chargement des prestations.

La proximité maritime nécessaire nous rapproche curieusement de l’élément de prédilection de celui que nous allons honorer. Christophe Colomb, explorateur au service du Portugal, marié à une Portugaise. Lisbonne s’impose forcément comme point de départ et de retour, en direction de Saint Domingue, escale du second voyage du navigateur. Nous rejoindrons au plus vite le Pacifique par Acapulco en contournant Cuba avant le grand saut vers Honolulu ensuite Guam, île américaine au beau milieu de ce vaste océan, Bangkok, Bahreïn, en évitant l’Inde dont le survol en supersonique n’est jamais accordé, et retour à Lisbonne en louvoyant au-dessus de la Méditerranée. Ce parcours nous donne, en première approximation, une distance de plus de 40.000 km et une durée globale d’environ 34 heures ce qui remplit tous les impératifs du challenge.

Reste l’essentiel, coordonner les actions à entreprendre avec les services de la Compagnie, négocier avec les différentes autorités concernées et services officiels (Ambassades, DGAC, Contrôles Aériens) et définir avec précision les éléments du voyage. Travail d’équipe bien évidemment !

En premier, proposer la composition de l’équipage et la répartition des tâches à bord pour ce vol dépassant les conditions habituelles. L’autorisation nous est donnée pour deux CDB se répartissant les étapes à tour de rôle ; trois OPL avec changement au cours du vol afin que ce soit le même qui assure la liaison avec le contrôle aérien pour l’arrivée et le départ de l’aéroport concerné ; trois OMN, celui assurant le prochain décollage venant seconder le précédent en fin de vol pour une prise de contact avec la machine et prendre la relève au sol pour assurer la visite prévol intérieure et le décollage ; la prévol extérieure étant effectuée par la future relève. Protégé par un rideau, un espace de repos est aménagé à l’arrière de l’appareil comprenant deux couchettes (des civières) neutralisant 20 sièges.

L’équipage technique est le suivant : CDB Jean Boyé et moi-même, OPL Jean Marcot, Éric Célérier et Patrick D’Haussy, OMN Claude Poulain, Jean Lombart et Jean Escuyer. L’équipage PNC sera relevé à Saint Domingue, Honolulu et Bangkok. (*) 

Espace repos, entre Honolulu et Guam. Moment de connivence avec Jean Marcot.
Claude Poulain en arrière-plan

Record ! Voilà bien le terme qui me donne le plus de difficultés car il sous-entend, pour la plupart, un dépassement des limites, une prise de risque inacceptable pour un vol commercial. Il n’est pas évident, non plus, de comprendre que la meilleure utilisation de notre fabuleux avion se situe à la limite supérieure de son domaine de vol. Qu’au-delà ce n’est pas permis et de toute manière borné par une série d’alarmes sonores, et qu’en deçà la réussite du vol est compromise par une consommation excessive. Nous sommes les premiers à la Compagnie à entreprendre un record de vitesse, et les réticences des milieux décisionnels de la compagnie, bien compréhensibles. Jusqu’au dernier moment, le doute subsiste. La veille de la mise en place sur Lisbonne, le Président Bernard Attali me convoque pour que je m’engage personnellement à ce qu’aucun risque ne soit pris au cours de cette tentative. Le feu vert est finalement obtenu le 21 septembre 92. Bien tard, de l’avis de M. Pevsner qui n’a pu, au final, ne proposer que 37 passagers.

Notre dynamique chef d’escale à JFK, M. Bernard Morel trouve 11 passagers supplémentaires. Avec 22 invités d’Air France (12 journalistes et 10 personnalités de la Cie) le nombre de nos passagers s’établit en tout à 70 ! Parmi les invités Cie, le docteur Mme Marie-Claude Le Buisson, responsable de notre service médical, chargée de constater l’efficacité d’une méthode de relaxation que deux de nos copilotes ont accepté de tester après un stage suivi en milieu hospitalier. Elle peut, bien entendu, apporter à tous des soins si nécessaire. Ce n’a jamais été, heureusement, le cas. Notre ami, M. Michel Polacco journaliste expert en aéronautique couvre, en continu, l’info sur France Inter. Un copilote disponible se chargeant de la liaison radio possible en fonction de notre position géographique. Aucune publicité n’a été faite avant ce vol. Après … un clip de 3 minutes projeté sur les écrans de tous nos avions relatant la performance ! 40.400 Km en 3 minutes ; on frise le Mach 11 … 

Nos passagers payants déboursent près de 120.000 Francs de l’époque, soit environ 18.000 Euros. Tenu à l’écart des tractations financières, le ouï-dire me rapportera que l’opération a été blanche. La Philatélie n’a pas été oubliée. L’Association Internationale d’Aérophilatélie et de Cartographie Concorde, par l’entremise d’un acteur bien connu de nous, M. Edouard Chemel, ancien CDB à la Division Concorde, a confié à nos copilotes le soin de poster des plis et cartes spécialement émises, dans chaque escale afin d’y être oblitérées par le cachet du jour.

Le convoyage vers Lisbonne a été fait la veille du départ avec la plupart des passagers américains. Il donne l’occasion à Jean Boyé d’établir le premier record de vitesse de ce périple : 1h29min. En dehors du record global, tous les tronçons entre les escales seront des records. Inscrits au fameux Guiness Book pour le plus grand bonheur de nos passagers américains y figurant aussi et dont c’est une des motivations importantes de ce voyage. Un buffet, organisé ce soir-là, a permis à tous les participants de faire connaissance et de s’informer sur le déroulement de ce vol. Les passagers sont majoritairement américains avec cependant un Britannique, un Allemand, un Canadien avec son père et ses enfants (pour vivre une très grande aventure) et un Français, le Général Raymond Debord qui a cassé sa tirelire (car le Concorde allait encore faire l’histoire et qu’il fallait y être à tout prix) ! Leur âge varie de 7 à 83 ans et ils ne sont ni des milliardaires ni des stars, mais simplement persuadés de vivre un jour d’exception.

Le décollage de Lisbonne a lieu à 7h00 TU précisément, sous des applaudissements d’encouragement. Nous sommes en époque de pleine lune. Elle nous accompagne une bonne partie du vol, favorisant l’impression inouïe d’être suspendu à un fil reliant nos deux astres dans le confort absolu de notre fabuleux aéronef.

Arrivée à St Domingue sans encombre après 3h25 de vol. Un petit souci courant ; impossible de brancher le groupe électrique, habituellement mis en cause. Cette fois-ci le problème vient de l’avion lui-même. Vite résolu par nos spécialistes embarqués. La peur d’être définitivement cloués au sol par le non-respect de l’horaire fixé en raison de la fermeture de l’espace aérien, s’éloigne. Nous gagnons même 19 minutes sur le temps prévu au cours de cette escale.

Nous rejoignons Acapulco par une route bien éloignée de la ligne droite. Accueil musical sur le tarmac. Les grandes ombres des musiciens tracées sur le béton nous rappellent que nous sommes toujours de grand matin. Encore 11 minutes de moins pour le temps d’escale.

La route vers Honolulu n’est pas, non plus, orthodromique, mais légèrement décalée vers le nord-est afin de pouvoir retenir Los Angeles comme dégagement pour couvrir les cas de panne de deux moteurs ou celle de dépressurisation avec les réserves réglementaires. Distribution de colliers à fleurs pour tout le monde, y compris pour le nez de Concorde. Gain de temps de 6 min à l’escale, mais 23 min nécessaires pour le roulage.

Nous sommes dans les temps, et la vie à bord s’organise de façon conviviale et joyeuse pour ce long trajet océanique. Alors que nous approchons du méridien changement de date (180°) Jean Boyé, en fonction sur ce parcours, s’adresse aux passagers de la manière suivante : « Dans quelques secondes nous passerons du présent au futur qui deviendra notre présent. Si vous le décidiez à l’unanimité, je ferais demi-tour et en quelques secondes nous retournerions dans le passé ! » La fatigue aidant, pas de réaction de leur part et nous sommes passés du jour au lendemain dans ce périple sans nuit.

Le vol se poursuit normalement vers Guam où Jean nous réalise « le » kiss landing de ce voyage. Accueil des plus chaleureux sur cette île où personne n’avait jamais approché Concorde. Nous réduisons leur plaisir de 18 min par une escale rapide.

Le cyclone Yvette reste à bonne distance de la route suivante. Nous gratifiant simplement, à 60.000 pieds tout de même, de quelques passages dans des nuages de texture extrêmement fine sans aucune turbulence. Les Philippines nous accordant le survol en supersonique, l’atterrissage à Bangkok a lieu après 2h59 de vol. Escale d’1h30 et en route pour le trajet le plus long de cette tentative : 3532 miles nautiques et 3h51 de vol. Nous passons au large de l’Inde comme envisagé, avant d’atteindre Bahreïn le dernier arrêt. Thé à la menthe de rigueur et embarquement après un stop de 1h14. Encore du temps gagné.

A chaque escale, était mis en place un mécanicien d’assistance pleinement qualifié Concorde.
Patrick Sevestre attendait le Sierra Delta à Guam. On le voit « au casque » à l’arrivée de l’avion

L’Arabie Saoudite et l’Egypte nous autorisent le vol supersonique nous rejoignons la Méditerranée au niveau du Caire pour la dernière étape qui se fait en 1h28. Le retour en subsonique se faisant avant Malaga pour rejoindre les routes d’arrivées à Lisbonne. Une fois le record pratiquement assuré, Jean Marcot en fonction sur ce dernier tronçon, réussit, par le relais de la station radio de communication internationale de Stockholm à joindre au téléphone la maman de Donald Pevsner dont il s’était procuré le numéro pour une ultime manifestation de sa délicatesse. Cher Jean ! Imaginez la joie, bruyamment exprimée, et les larmes de notre affréteur, invité au poste pour ce contact d’où il annonce à sa mère la réussite de son entreprise un peu folle.

Toucher des roues à 15h49 TU le 13 octobre 1992 soit 32h49 après le départ. Le Président Attali nous attend au pied de l’escabeau pour nous congratuler et nous remercier. La Compagnie vient de prouver l’efficacité de tous les services impliqués dans cette réussite.

Merci à tous ! Merci Concorde !

CD 

(*) Données du vol et listing équipage

A l’arrivée à Lisbonne : Jean Escuyer, Yves Dardaud, Sylviane Bessières, Jean Marcot, Jean Boyé, Stéphane Béline, Louise Ouet, Claude Poulain, Bernard Attali (président d’Air France), Jean Lombart, Claude Delorme, Bruno Detcheverry, Michèle Cornebize, Patrick d’Haussy, Eric Célérier.